Ouverture

Voyez cette situation très particulière du « je », le « je », ou l’existence humaine, apparaît dans quelque chose qui existait déjà. Le « je », essayez de suivre le plus près possible, le « je » se précède lui-même dans l’existant. Et il aura à tâche, dans sa vie, de se rattraper, de rattraper ce retard qu’il a sur lui-même. Ce rattrapage on l’appellera, dans les religions, apocatastase, rédemption, rachat. On l’appellera aussi temps et espace. Ce « moi » qui est constamment en différé par rapport à lui-même, qui est constamment comme en retard sur lui-même, et qui a comme tâche, qui a comme impulsion, de rattraper ce retard, d’essayer de compenser cette inadéquation, cette non adéquation avec lui-même. Cette non coïncidence avec lui-même. L’homme nourrit l’espoir qu’à un certain moment il va dire « Eh bien moi, c’est moi ! », qu’il va y avoir coïncidence avec lui-même. Or, vous remarquez que lorsqu’il y a cette fameuse jouissance, cette plénitude d’être, dans la joie, dans l’amour, il y a apparition d’un pur défaut. Pas d’un défaut spécialement, c’est-à-dire « Ah, il y a quelque chose qui ne va pas… », d’un pur défaut, quelque chose qui est comme un infime interstice par où s’écoule tout ce qui est. Et ce « tout ce qui est », voilà le point important, est recouvert d’un surcroît d’être, est recouvert de quelque chose qui excède ce qui est. Voyez donc que cette brèche, dont nous avons souvent parlé, que j’appelle ce « pur défaut », est comme une ouverture dans l’accomplissement de soi, dans l’état de désir sans désir, dont nous avons quelquefois parlé. Cet état d’achèvement, de complétude, apparaît comme une légère brèche, une légère fente.

On dira : « Très bien, bravo, oui c’est vrai, nous reconnaissons ça… La présence d’une absente… » Mais c’est plus que ça ! Par cette brèche infime, par cet interstice très, très mince, pourquoi mince ? Parce que ça échappe à tout ce qui est grossier. Qu’est-ce qui est grossier ? L’idée d’intérêt, de profit, que nous tirons d’une réunion, d’une connaissance… Donc, par cet interstice très, très fin, s’écoule notre sentiment d’être, de présence, tout ce qui est. On dira que c’est quelque chose qui est très près d’une catastrophe, d’un état exsangue de (visage). A l’inverse, c’est cet écoulement, par cette ouverture, qui est la force agissante de l’absente de tout bouquet dont parlera Mallarmé. C’est-à-dire la présence active de ce qui est absent. De ma vie, de mes émotions, de ma pensée, de mes sentiments. Ça donc, que j’appelle « ce qui est », ce qui est, n’étant pas. Cela se recouvre d’un surcroît d’être, d’un plus, comme un coquillage laissé dans un fond vivant se recouvre de calcaire, de matière, qui excède le coquillage, qui dépasse ce coquillage. Et qui va, cet excédent, ce surcroît, ce surajout, prendre la place, absorber complètement le coquillage initial, et en faire un achèvement, une complétude, totalement imprévisible. Je suis devenu comme le résultat de mon rejet, le résultat de mon déchet. Et quoi ? Mon déchet va être ma réalité. Quand on me verra, on ne verra que cet enrobement par le surcroît, et on dira : « Mais c’est ça qu’il est, c’est ça sa réalité. » Alors, dans ce que nous disons ici, qu’est-ce qui vous frappe ? Eh bien, vous devriez être frappés par le discours lui-même, pas le contenu du discours. Le fait que ça parle ! L’homme, ça parle ! Vous voyez, il semble bien que le discours, la « parle », c’est cela qui déchire la réalité en homme d’un côté, nature de l’autre, seulement ça. L’entendement et le discours. L’entendement ou le discours partagent la réalité, le réel, en homme d’un côté, nature de l’autre. Le « moi » humain est quelque chose qui est hors de la nature, le « moi » humain est contre nature, est non naturel. Le donné est naturel, le donné c’est-à-dire « Eh bien je suis Myriam ». Oui mais, le « moi » se construit dans le donné, il est dépassement du donné. Il est ce qui permet, le donné, naturel, et ce qui permet l’antinaturel qu’est le dépassement du donné. Et quel est le dépassement du donné ? C’est le désir ! Le désir, alors que tous les désirs ont été satisfaits, ou non satisfaits, demeure quelque chose qui est un désir du désir. Désir du désir…

Mounir Hafez, 16 mai 1990


Il faut éviter de confondre sagesse, avec spiritualité ou vie intérieure. La sagesse n’a rien à voir avec la vie spirituelle, dans le sens où je l’entends ; cette vie mystique, cette vie étrange, qui est comme un aparté à l’intérieur de cette vie vécue, à l’intérieur de l’existence. On a tendance à confondre la sagesse que l’on peut mettre à profit pour régler sa vie, avec cette sorte d’illumination, cette fulguration qui ne vient pas d’une expérience. Beaucoup de personnes les confondent, mais ce sont presque des opposés.

Dans la vie spirituelle, tout ce qui est ouverture appelle une fermeture ; et tout ce qui est fermeture, c’est-à-dire, une privation de soi, est ouverture sur un ailleurs, une altérité, sur quelque chose d’autre. Tout ce qui est ouverture, comporte, présage, une fermeture. Qu’est-ce qui va se fermer ? Le visible va se fermer et va laisser apparaître l’invisible, le « soleil noir » de Bataille, cette lumière invisible. Les choses s’appellent contradictoirement ; là où il y a ouverture, il y a appel à une fermeture. Si vous bénéficiez d’une ouverture de la conscience, une conscience plus large, cela détermine nécessairement une coupure de cette ouverture. La conscience d’un homme tout à fait ouvert comprend qu’il faut se priver de cette conscience, car elle est fermeture à un au-delà de la conscience, fermeture à toutes sortes de choses.

Chaque fois qu’il se réalise une conscience plus large, l’on s’aperçoit qu’elle est fermeture au visible et qu’elle laisse apparaître ce qui était voilé, ce qui était invisible. On sait aujourd’hui, cliniquement, que des plaies physiques procurent une perception des sonorités tout à fait autre. On peut pousser cela, en présumant que les plaies de l’âme permettent une audition différente d’une même musique. Les compositeurs qui souffrent de plaies de l’âme, bénéficient d’une écoute intérieure qui précède la création d’un son ou d’une musique. Comme les plaies physiques, elles favorisent une perception autre ou une distorsion de la perception. La perception est un phénomène physique. Une plaie de l’âme, une blessure psychique, permettent la perception et la création de sonorités qui ne sont pas réalisables dans un organisme sain et équilibré, non malade.

Mounir Hafez, 8 mai 1991


Comment peut-on arriver à combler le désir de quelqu’un qui cherche à participer à quelque chose à quoi il ne participe pas. Il y a une ouverture, mais, on pourrait dire, une béance, une béance infinie, une ouverture qui reste toujours ouverte. On dira : « Quand vous avez une blessure, n’essayez pas de guérir cette blessure. Il faut qu’elle soit ouverte. » Qu’est-ce que c’est qu’une blessure ouverte ? C’est la parole ! La bouche, qui parle. Blessure ouverte, mais dans la personne, dans le cœur. Si vous regardez dans un cœur humain, il y a une blessure. Quelqu’un qui est comblé par la vie, par ses affections, par… il y a une blessure ouverte. Qu’est-ce que c’est que cette blessure ouverte. Cette blessure ouverte c’est aussi l’überschluss, l’excédent, cette énergie dont je ne sais quoi faire, cette participation… mais à quoi ? A un processus, participation à un processus que, par ma présence, j’arrive à retirer, à élever.

Reportez-vous à Lord Chandos. Arriver par ma présence à effacer ma présence ? Mais ceci est irréalisable, incomblable, jamais satisfait. Ma présence résiste à ma propre présence. Quand vous êtes ici, quand nous sommes ensemble, et quand nous approchons, quand nous parlons de la présence, de l’état de présence… est-ce que vous ne sentez pas, parce que vous êtes normal, ou détendu, que vous avez comme une résistance à votre présence, que l’on appellera une présence impropre. C’est comme si c’était une fausse présence, et qu’il y avait une lutte entre deux présences. Une présence à laquelle vous contribuez, et une présence dans laquelle vous vous trouvez imbriqué, mais sans le vouloir, sans y être impliqué.

Cette chose bouleversante, qui fait nécessairement sortir de toute musique un cri solitaire, une singularité… dans le monde, aussi de la physique, et des particules, et des lois… Vous avez tout à coup une singularité, débordant toute théorie et tout processus. Vous avez des singularités dans le cœur, des singularités dans les éléments, qui nous entourent. Voyez bien ça, qu’il y a une espèce de paradoxe permanent, et qu’il y a des forces inverses, des forces divergentes, et qui travaillent ensemble, ensemble… ensemble… Ce ne sont pas des forces qui nous brident et qui nous dépècent. Au contraire, elles travaillent ensemble à une réalité humaine constamment en mouvement, constamment différente de ce qu’elle est. Et que l’on voit, de façon immédiate, dans une présence dans un lieu, ou dans une présence d’écoute.

Mounir Hafez, 7 septembre 1991

Cette sensibilité qui vous approche de vous, vous coupe de vous, vous sépare de vous. La vie intérieure, c’est la rupture de cette sensibilité vers soi. C’est la brèche qui est faite dans la sensibilité, dans la psyché. Cette brèche qui est faite comme l’ouverture dans une ouverture. La sensibilité est une première ouverture de l’anonymat, je ne suis plus anonyme. Je sens que je suis moi, je ne suis plus un être anonyme.

Mounir Hafez, 24 mars 1996