La blessure, la déchirure
Il va donc y avoir une possibilité de s’observer à partir d’une blessure. Vous direz que c’est une blessure hypothétique. Alors, observez ceci. Très souvent, il faudra une blessure dans le temps actuel, dans ce que vous vivez maintenant, pour aviver, pour faire naître, a-t-on l’impression, une blessure dans l’enfance, ou dans votre enfance d’être, alors que vous n’êtes pas encore né, lorsque… on l’appelle le pashunt, c’est-à-dire l’homme qui n’est pas encore né, l’homme ordinaire, l’homme du commun, l’homme qui dit « Mais mon vécu, c’est tout ce que je connais, c’est ça l’essentiel. »
Lorsqu’une blessure, c’est-à-dire, disons une difficulté, une blessure dans l’affectivité, dans l’homme social, dans l’homme affectif, dans l’homme sexuel, ces fameuses déchirures dont je vous ai parlé si souvent ici, lorsqu’une déchirure arrive, dans toutes les interactions qui se font dans le monde, dans la vie des désirs aussi, dans la vie des sentiments, et bien cette blessure fait émerger, comme fait écho à une blessure qui existait, qui a eu lieu dans l’enfance, ou dans un moment où je n’étais pas encore l’homme que je suis, la femme que je suis. Une blessure, maintenant, à vide, révèle une blessure… Ce qui fait que la psychanalyse s’engageant dans cette voie dira « Mais il y avait des blessures, il y a eu une blessure dans l’enfance, et cette blessure resurgit à la faveur d’un ennui, d’une difficulté, d’un froissement quelque part, dans la vie actuelle. »
Je crois que c’est l’inverse, mais peu importe ici… Il y a comme un écho, il y a plus qu’un écho, il y a création de quelque chose, ce fameux « après coup » dont je vous ai parlé souvent. Il y a création d’une blessure qui, tant que je n’ai pas été blessé aujourd’hui, n’apparaît pas dans mon enfance. Un événement d’aujourd’hui éveille un événement qui a été passé sous silence dans mon enfance, ou dans un premier être, dans une première expérience d’être soi. Ceci est intéressant.
Quel est le point de départ ? Est-ce que c’est la blessure virtuelle qui attendait d’être reconnue grâce à une blessure aujourd’hui, où est-ce que c’est la blessure aujourd’hui qui est première ? Est-ce que c’est une blessure virtuelle, c’est-à-dire possible, possiblement allumée par une blessure aujourd’hui, où est-ce que c’est la blessure aujourd’hui qui porte tout le poids de l’expérience ? Même chose sur tous les plans. La présence d’une personne, la présence… la présence, elle a besoin d’être témoignée, il faut un témoin pour la présence.
Mounir Hafez, 13 janvier 1993
D’autres jardins sur lesquels je veux attirer votre attention sont les jardins assyriens. On le voit dans certaines fresques, célèbres, les assyriens… comme dans beaucoup de jardins arabes, beaucoup de jardins hindous, vous avez une partie réservée à des bêtes sauvages, des bêtes féroces, qui ont été capturées. La capture des bêtes sauvages, dans toutes les traditions, a été assimilée à la capture des désirs violents. Les maharadjahs, ou une troupe de chasseurs, capturaient des fauves, blessaient généralement le fauve, et cette blessure permettait de le capturer, et de l’amener dans un lieu réservé où il y avait des bêtes fauves remises en liberté dans un jardin.
Il s’agit que vous touchiez, que vous blessiez un de vos désirs, une de vos passions très fortement, et qu’ensuite vous rameniez cette passion blessée, ce désir, captif dans votre jardin. Ce sera votre paradis, c’est à dire ce sera un lieu de vision, un lieu de compréhension profonde de vous-même, un lieu de métamorphose. Il ne s’agira pas d’assommer ce pauvre tigre ou ce pauvre lion, c’est-à-dire : « Faites cesser les passions, l’Inde etc. A bas les passions ! » Ici on dira : « Non, les passions, touchées par ma flèche, sont vues, ramenées et laissées en liberté. Continuez à parler ô ma jalousie, continuez à parler ô ma paresse ! Mais je t’ai touchée, je t’ai bien vue, et maintenant je te laisse, continue à être paresseuse, à être gourmande, à être jalouse, à être envieuse, à être avare. » Mais l’avarice, il faut qu’elle ait été vue, c’est tout. Ramenée au jardin, elle va faire le plaisir du maharadjah qui va dire : « Ah mon vieux fauve, je t’ai bien eu, je t’ai vu, je t’ai touché. Mais je te laisse libre, tu auras tout ce que tu veux, trois kilos de beefsteak tous les jours, je vais te nourrir. » Nourrissez vos passions, mais voyez les ! Le contraire de : « Il faut réfréner ses passions. Première chose dans la vie spirituelle, réfrénez vos passions, vous voyez bien que vous n’êtes pas gentil, il faut mettre le holà à tout ça. »
Mounir Hafez, 10 février 1993
Vous avez employé le mot de blessure qui est important à conserver. C’est quelque chose qui blesse. Nous souffrons, nous pâtissons quelque part. Bien qu’il y ait des tentatives constantes de passer outre, de colmater, de guérir de tout ce qui est blessure, tout ce qui est béance, tout ce qui est déchirure. Et on a tendance à réparer… La blessure c’est quelque chose qui est une activité permanente, qui maintient la blessure ouverte. Cette activité permanente c’est ce que j’appelle l’autonomie. Il y a une autonomie de la blessure. Je vous disais, dans d’autres entretiens, que l’homme est peut-être la blessure par excellence. L’humain est la blessure par excellence, dans la réalité, dans le réel. Et que c’est lui qui blesse également le sens, la signification. Qui blesse toute signification, et qui blesse toute réalité, par… mais sa présence. Je vous demande donc de réfléchir, le plus que vous pourrez, de vous tenir le plus près possible de la notion de présence réelle. Présence réelle de la blessure, présence réelle de la distance, présence réelle d’une chose, de quelque chose qui soit mobilisateur de forces inconnues en nous, et autour de nous. Lorsque l’on dit « un principe organisateur », c’est l’idée à laquelle on s’arrête aujourd’hui, il y a un principe organisateur, qu’on appellera Dieu, et qu’on appellera, dans la Matière, un principe mais mystérieux. Ce principe organisateur, est-ce qu’on peut le situer, le nommer, le ressentir autrement que par défaut ?
Mounir Hafez, 2 février 1994
Il s’agit d’entrer un peu plus profondément dans des zones délicates. Il y a peut-être des zones réservées, des zones où tout le monde ne peut pas entrer. Pourquoi ? On ne sait pas bien. C’est comme une mort, dont je suis revenu, dont je porte témoignage. Peut-être que l’on ne peut porter témoignage que de ça, d’une mort que j’ai camouflée d’une certaine façon, dont je suis revenu, ce qu’on retrouve très souvent dans la poésie mystique. Un homme comme Joël Bousquet dira, ce que l’on retrouve dans la tradition, « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner ». Très souvent il y a ce renversement. Comme si cette coupure, ce dont je vous parlais, cette fêlure, cette déchirure existait avant que la personne ait à l’incarner. Ensuite un homme réel l’incarne, vit quelque chose qui était déjà là pour lui.
Cela pose un problème très important, ce déjà là, n’est pas encore là, pourtant. Tout est déjà là, mais il faut le faire. Il y a à l’accomplir. Déjà là, mais pas encore. Donc, ça va poser des problèmes difficiles à approcher, je ne suis pas sûr que tout le monde puisse les approcher. Il y a ceux qui se contentent trop vite d’une théorie, d’une pensée, d’une expérience, quelle qu’elle soit, spirituelle ou religieuse. L’expérience, religieuse notamment, est tellement comblante que l’on se dit « Mais comment, on ne peut pas aller plus loin, c’est évident ». Ici Kierkegaard, un grand, un de nos camarades, disait « Dieu, je ne le chercherais pas, si je n’étais pas tout à fait sûr de ne jamais le trouver ». C’est parce que je suis sûr de ne jamais le trouver, que je le cherche. Très profonde pensée.
Mounir Hafez, 19 mars 1988
Elever à la dignité de Chose c’est se rapprocher de la dignité de la matière, de la dignité d’être là en tant que personne, la dignité d’être là en tant que forme, forme artistique, forme religieuse, forme scientifique. C’est-à-dire entrer en présence du trou que je suis, dans toute chose. Qu’est-ce que c’est que le trou ? Nous en avons souvent parlé, la déchirure, la faille, le trou, le manque. Faisons simple, prenons le point de départ de cela. Quand je me regarde dans un miroir, je vois tout sauf le regard que je porte sur moi-même, qui est un regard comme interne à moi-même, qui n’est pas visible dans le miroir. Ce par quoi je me vois, ne se voit pas quand je suis devant le miroir. Allons un peu plus loin. Dans une déchirure, dont je vous ai parlé… je vous ai montré un tapis déchiré… il y a certaines énergies, certaines forces, qui ne se forment que dans les déchirures, c’est-à-dire dans des manques, dans des difficultés, dans des déchirures, dans l’ordre social, dans l’ordre affectif, dans l’ordre sexuel, dans tous les ordres possibles, dans l’ordre des souvenirs, dans l’ordre de la mémoire… Une déchirure. Dans cette déchirure, germent, fleurissent des forces qui ne fleurissent pas, qui ne germent pas, qui ne poussent pas tant qu’il n’y a pas de faille, de manque, de déchirure, de brisement, dans le cœur, dans le corps, par maladie, dans le sexe, par inadéquation avec d’autres sexes, dans la société, etc.
Donc, important ce point. Ce point qui ne correspond pas avec l’ensemble du tissu ? Le tissu est comme abîmé quelque part, abîmé, mais grâce à cette déchirure, cette brisure, ce manque, cette faille, grâce, est-ce qu’on ose dire, à cette indignité quelque part de ma part, grâce à cette honte, il y a une lumière qui ne pousse pas, qui ne jaillit pas, qui ne resplendit pas, autrement que par la honte. La honte, qui est en rapport avec quoi ? Qui est l’opposé, ou en rapport, ou la conclusion, la conséquence, de quoi ? De la fierté. Il y a comme une fierté d’être moi, qui est comme contrebalancée, comme contrée par la honte de n’être pas suffisamment moi pour avoir le rayonnement d’une présence complète, totale.
Mounir Hafez, 6 janvier 1993
Je vais vous montrer quelques images que vous connaissez bien, quelques tableaux, vous montrer l’image, quelque chose qui serait sur le vif de ce que je suis en train de vous dire ou sur le tranchant de ce que je suis en train de vous dire. Vous verrez une image. Cette image, elle est comme déchirée par elle-même. Nous-mêmes, scientifiques ou mystiques ou penseurs, il s’agit pour nous de saisir ou de prendre conscience, à la fois du tissu et de la déchirure du tissu, mais en même temps.
Il faut prendre conscience, il faut penser, éprouver en même temps son cœur et la déchirure de son cœur. Ce n’est que le cœur avec déchirure qui fait apparaître le cœur. Ce n’est que l’image déchirée, comme vous verrez tout à l’heure, qui produit l’image. L’image donc que vous allez voir au premier plan, l’image –image, la première perception, « Mais je vois une image là… ». Cette image, elle est déchirée, elle est une déchirure qui fait apparaître dans l’image, l’image. Dans mon cœur déchiré apparaît mon cœur. Mais pas dans mon cœur sentiment, dans mon cœur premier, dans mon cœur naturel, dans mon cœur normal.
Dans la pensée, c’est ce qui déchire la pensée qui est la pensée. Et non pas la pensée qui est résultat des neurones, des synapses, etc. C’est quelque chose dont on pourrait dire, je vous l’ai dit en d’autres termes : c’est ce qui excède la pensée qui est la pensée. Mais disons plus, quelque chose qui est déchirure, qui est rupture du tissu de la pensée. Ce qui est dans les niveaux, disons scientifiques, rupture de la causalité. C’est dans la rupture de la causalité, par la rupture de la causalité, par la rupture du continuum, du continu qu’apparaît une causalité différente, grâce à, disons cette discontinuité, cette déchirure, cette interruption. D’où interruption du cœur, interruption de la pensée, interruption du vouloir, interruption du désir, déchirure du désir. C’est dans la déchirure du désir qu’apparaît le désir, dans la déchirure de la jouissance qu’apparaît la jouissance. Une espèce de jouissance comme excédant toute jouissance, un éclatement de la jouissance, une jouissance éclatée, une pensée éclatée : un cœur éclaté fait apparaître quelque chose que nous appelons maintenant une fonction cœur, une fonction pensée.
Mounir Hafez, 26 janvier 1994
Alors, il y a des accommodements avec tout ça il y a « Qu’est-ce que c’est que l’angoisse ? Qu’est-ce que c’est que la peur ? Pourquoi ceci ?… » Oui, il y a tout ça, de ce que nous connaissons, mais ce n’est pas cette descente de la situation telle qu’elle est reçue aujourd’hui par l’humanité. Et l’humanité ne peut plus faire comme si elle ne savait pas ça que je vous dis aujourd’hui. Donc, c’est un savoir qui est lié à l’existence humaine. On ne peut pas être un homme si on ne sait pas ça. Et donc il faut essayer de dérouter, de briser, de détourner la perception ordinaire. « Mais enfin, vous voyez bien qu’il y a du bruit dehors ! » Non, la perception ordinaire. Ne pas vous fier à ce que vous donnent vos sens. Vous fier à quoi ? Il y a des organes qui sont endormis dans votre corps, dans votre… Il faut les réveiller. Ces organes perçoivent… Vous avez des téléphones qui ne sont pas branchés. Il faut les brancher. Comment ? Par une certaine manière de vivre, tout simplement. Alors, vous avez des informations, on se dit « Tiens… », ces informations pénètrent dans le corps. Le corps, qui est l’endroit où sont reçues les informations qui ne passent pas par la conscience, qui ne passent pas par la tête. Ce sont des informations directes, qu’on appellera des intuitions spontanées. Ou des, essayez de pousser un peu plus loin, des illuminations. « Tiens ! Ahhhhh… » « Mais, qu’est-ce que vous avez ? » « Je ne sais pas… » Et alors, c’est pour ça que quand vous avez dit qu’il y a un saut, « Je sens un saut… », ça c’est vrai. Et qu’est-ce que c’est que ce saut ? « Ah, je ne pourrais pas dire exactement. » Mais le sentiment d’un décollement d’un certain niveau de réalité, vers d’autres niveaux de réalité que j’envisage comme possibles. Une ouverture, une déchirure. Déchirure, ça veut dire saignement, blessure. Tant que vous n’avez pas un saignement dans votre cœur, dans votre corps, ou dans votre âme, ou dans votre vie, si vous n’avez pas une blessure, un saignement, vous n’avez pas cette ouverture, cette déchirure. Il faut une déchirure dans le moule, le ronron habituel de la vie. Quelque chose d’insupportable, une cassure.
Mounir Hafez, 9 novembre 1994