Sans profit

Pourquoi les enseignements sont-ils si difficiles à suivre ? Parce qu’on se dit que cela va rapporter un bénéfice, que l’on va en savoir plus long sur soi-même, sur la vie ou sur les choses. Il s’agit d’être animé par un désintéressement total, par, comme le dira Marguerite Porete, l’anéantissement d’une certaine volonté en soi – volonté qui est généralement une volonté d’acquisition, une volonté acquisitive, qui veut avoir, avoir plus. Et, lorsque cette volonté est occultée, alors se laisse percevoir, et grandit ce qui est très près de la volonté, mais qui est un désir : un désir sans objet. Ce désir est une intensité d’être qui est comme le fer porté au rouge qui cache la nature du fer, qui fait qu’il n’y a plus que « rougéité » et non pas « ferréité ». Mais, attention, au moindre doute, si Orphée se retourne un instant pour vérifier que son Eurydice est là, tout disparaît. Au moindre doute, le fer se refroidit et ma nature terrestre réapparaît – le fer est toujours là. Ce qui est difficile, peut-être, c’est le premier pas, c’est-à-dire de décoller. C’est comme pour un avion, il faut rouler longtemps, et puis, tout à coup, on se retrouve dans un autre élément, l’air, où rien n’est plus pareil, où les lois sont autres. C’est la même chose pour vous. Il faut l’expérimenter, pour vérifier que tout à coup on se trouve dans de nouvelles normes, dans de nouvelles lois. C’est pourquoi je vous conseille de lire, de temps en temps, saint Jean de la Croix, Ruysbroeck, Maître Eckhart, en essayant d’en tirer une vision claire, globale, et de ne pas prendre des points épars, par-ci par-là, en disant : – Voilà une phrase qui me plaît, c’est très bien ! Comme je vous l’ai signalé, Maître Eckhart est un bouddhiste : il va du personnel vers l’impersonnel, du « Gott » (Dieu) vers la « Gottheit » (la Déité) – Impersonnel, silence, contemplation, abîme -, l’inverse du christianisme ésotérique ou du christianisme transcendantal, qui est, au contraire, de faire venir l’Impersonnel jusqu’au face-à-face personnel, jusqu’à la Réalité double, Une, qui est l’homme et son Dieu, ou Dieu et son homme. Là, ce sont des positions tranchées, peut-être brutalement, mais pour que nous ayons une vision moins floue et moins parcellaire du travail, de la réalité, ou du sens de la vie spirituelle et de la réalité intérieure. C’est beaucoup plus technique.

Mounir Hafez, 25 février 1987

Vous avez quelque chose qui est très connu par la police, « Is fecit cui prodest », celui qui l’a fait c’est celui à qui ça a profité. N’est-ce pas, celui qui fait… l’action vient… ce qui se passe, l’évènement est en rapport avec celui à qui ça profite, pour soi. A qui est-ce que ça profite, et qu’est-ce que ça veut dire « profite » ? Dans le sens, ici, « Et bien le petit garçon, il profite bien ! », c’est-à-dire il grossit. Qui est-ce que ça engraisse, qui est-ce que ça nourrit, qui est-ce que ça rend passif, qui est-ce que ça endort en moi ? Quand on dit « A qui est-ce que ça profite ? », ça veut dire « Qu’est-ce qui va s’endormir en moi, à la suite de ça ? » C’est ça l’attention spirituelle ! Voir… mais ça va servir à masquer quoi, ça ? Masquer quoi, ça veut dire dormir. La question « Qu’est-ce que ça va masquer ? » est une question qui ouvre sur « Quelque part vous avez besoin de ne pas voir. » J’ai besoin de ne pas voir que j’appelle à dormir. Regardez les grandes théories de l’Inde, de l’Occident, pour la plupart : ça me contente ou ça m’excite, parce que ça me permet de dormir.
Vous pouvez donc me dire : « Mais écoutez, mon cher ami, allons vers quelque chose de positif. Dites-moi quand même quelque chose de plus… auquel je puisse m’accrocher… qui est une activité, de ma vie… qui ait un sens. Qui me donne un espoir, ou qui me donne une signification, qui me donne une explication, un endroit où poser les pieds… » Est-ce que vous sentez le besoin de ça ? La plupart des personnes sentent le besoin qu’on leur donne quelque chose de concret. Dites-moi qu’il faut manger des carottes, dites-moi que l’amour n’existe pas, que Jésus-Christ est ressuscité, dites-moi quelque chose qui cadre avec quelque chose que je connaisse. Ne me laissez pas dans le vide, dans l’incertitude, dans la non perception de ce que je perçois. C’est pour ça que je vous donne les exercices que nous faisons, c’est tout à fait important. Comment est-ce que je peux me contenter de ne pas percevoir ce que je perçois ? Et de ce que cette non perception est le seul contact que j’ai avec moi-même.

Mounir Hafez, 24 mai 1989

Tout comme dans l’informatique, nous avons des virus, nous voyons apparaître dans la matière, dans la nature, un virus qui est l’homme, un sale petit virus qui est l’homme. Ne voyons pas, donc, l’homme au sens de la Création, ce que nous voyons ici, un système qui cherche à détruire le système dans lequel il vit. Ce à quoi nous assistons, maintenant, en grandeur nature, si vous voulez. Des virus, des communautés, des colonies vivantes de virus, cherchent à détruire, pendant quatre jours, pendant la grippe, par exemple, en quatre jours il s’agit de démolir le système dans lequel elles sont. L’homme lui-même, la communauté humaine, si vous voulez, probablement, essaye de démolir, aussi, de détruire le milieu dans lequel elle existe. Mais par quoi ? Mais par son intelligence, par sa sensibilité, par son affectivité, par ses émotions. C’est est une chose, qui ne contredit absolument pas le fait que notre sensibilité, nos émotions, nos pouvoirs, notre volonté, viennent faire barrage à notre réalité humaine. Essayons ici avec des mots, de préciser ce discours, qu’est-ce que c’est que la réalité humaine ? C’est un « avoir lieu » ! Simplement. C’est comme un événement. Or, dans l’« avoir lieu » il y a une part dans cet « avoir lieu » qui ne couvre pas tout l’« avoir lieu ». Donc, dans le « ici » il y a quelque chose qui excède le « ici », qui est en plus du « ici », qui est au-delà du « ici », dans le « maintenant » il y a quelque chose qui échappe au « maintenant », qui est comme retiré et redonné. Voilà un point important. Lorsque dans votre… ne disons pas dans votre « ici », c’est peut-être difficile à suivre pour vous, mais disons dans notre vie, banale, il s’agit de se retirer de cette sorte de stase, de stagnation qu’est le « moi ». Ne disons pas « se désidentifier ». Le « moi », considérez le un peu comme une stase, une zone de repos, un point d’appui. Lorsqu’il y a retirement d’une certaine situation, il y a récupération de cette même situation sur un autre plan. Qui est un plan, quoi ? De désintéressement et d’universalité. Lorsque je me perds de vue, et que je reprends contact avec moi, que je me récupère sur un autre plan, et bien une des caractéristiques de ma conduite, qui est désintéressée, ne cherchant pas profit, profit et jouissance, est bizarrement quelque chose que l’on pourrait appeler universaliste. C’est-à-dire que j’entre dans un rapport surréel avec les autres. En quoi est-ce qu’une recherche sur soi peut se conclure par « J’ai changé » ? C’est que je suis maintenant… j’accepte d’être avec les autres. J’accepte d’être reconnu par les autres, de me reconnaître dans les autres. Alors, je peux dire « J’ai changé ». « J’ai changé », ça ne veut pas dire « Maintenant je ne mange plus de viande, je ne mange que des carottes râpées… », ce n’est pas un changement, ça.

Mounir Hafez, 16 mai 1990

Il y a un désintéressement du regard, c’est-à-dire un regard qui ne se nourrit pas de ce qu’il voit. Qui ne se sustente pas de ce qu’il perçoit. Qu’on appelle le désintéressement. Ce regard désintéressé produit une écoute plus profonde. Ne croyons donc pas que, simplement, le silence produit une écoute. Il faut un état de dépossession. Dans notre travail, il s’agit d’une acquisition, en gros, acquisition d’une liberté intérieure. Acquisition d’un espace intérieur. Par une discipline. Une des disciplines, je vous en donne une à l’instant, c’est la discipline du regard. Le silence du regard.
Avoir un regard désintéressé, c’est entrer dans le silence du regard sur vous-même. Lorsque vous regardez une personne, si votre regard est silencieux, s’il porte en lui-même un certain respect de l’autre, et qu’il ne se contente pas de ce qu’il voit chez l’autre, alors il y a une écoute de l’autre, réelle, véritable, et qui fait croître l’autre, qui fait grandir l’autre, qui lui donne un nouveau statut d’être. Un être humain qui est regardé de cette façon, qui est regardé d’un regard désintéressé, d’un regard qu’on pourrait appeler silencieux, on lui permet de croître et de dépasser sa propre hauteur. L’importance du regard est aussi forte que l’importance du visage. Vous voyez, le visage il est surtout regard. Et naturellement, comme nous l’avons dit souvent, mais qui d’entre vous l’a retenu, c’est le regard sur les autres, c’est le regard que vous portez sur l’autre de vous-même, par quoi vous avez reçu l’existence.
Voyons bien ensemble que l’affaire commence peut-être par un apprentissage, l’apprentissage pas seulement de l’enfant mais de ce qui en nous est prêt à recevoir une empreinte. Notamment, le corps. Et puis après l’apprentissage, quelque chose d’un peu… est-ce que l’on peut dire d’un peu mécanique. Il y a une discipline. Discipline c’est autre chose que l’apprentissage. Vous le voyez, discipline… certaines données se trouvent changées, il y a intervention d’une intention plus que d’une volonté. Et puis il y a, à un autre niveau, ascèse. Ascèse, c’est déjà une discipline un peu plus évoluée, un peu plus orientée. Puis nous arrivons à quelque chose de plus intéressant qui est ce qui va créer cette irruption de la vie dans notre existence, séparons bien vie et existence, c’est la dépossession de soi. Cinquième « hal », cinquième niveau, pas seulement une dépossession de soi, pas seulement un retrait, donc un retirement, mais une introjection d’une force, d’une réalité, quelque chose qui introduit en nous, sans que nous le souhaitions, cette fameuse pénétration toutes portes closes en soi.
Il y a une gradation que l’on peut déjà repérer, que l’on peut baliser. Qui est ce passage par apprentissage, discipline, ascèse, dépossession de soi, déjà, qui est un niveau très profond. Très profond, pourquoi ? Qu’est-ce que ça veut dire très profond ? Ça veut dire qu’il nous met en possession de forces qui sont elles-mêmes en mesure de s’associer à d’autres forces. Ne disons pas « Dieu », ou « réalité organique », ou « antériorité de la subjectivité »… Ce sont des choses qui peuvent être comprises directement. Là aussi, vous prenez conscience que vous êtes dans une de ces phases… où quoi…? Est-ce que ces phases sont projectives les unes des autres, ou est-ce que ces phases, peut-être plus réellement, sont contenues les unes dans les autres ? Il n’y a pas d’apprentissage sans discipline, il n’y a pas de discipline sans déjà une intention d’ascèse, il n’y a pas d’ascèse sans, comme base, une dépossession de soi… La dépossession de soi ne révèle-t-elle pas, précisément, que quelque chose est introduit à notre insu… à notre insu … dans notre système !

Mounir Hafez, 28 novembre 1990

Nous pourrions écouter de la musique pour souligner, pour ainsi dire, ce que nous avons dit, comme le cerne sous les yeux souligne une certaine déperdition de forces, en même temps qu’un acquis invisible, incompréhensible par le corps, toujours cette perte de soi. Il apparaît, ose-t-on dire, une allégresse de la défaite dans le cœur humain et dans la pensée elle-même ; il se montre là comme un bizarre goût de vivre. Pouvez-vous distinguer dans ces quelques points, que je considère personnellement comme très essentiels, quelque chose qui peut être pensé autrement par vous, discuté, ou réfléchi autrement pas vous ?
Il est très difficile d’entamer une discussion, de communiquer ; non pas qu’il y ait des niveaux différents, mais chacun parle d’une expérience, d’un vécu. Or, le vécu ne témoigne pas, c’est le faux témoin ; il ne témoigne que d’une chose morte, passée, même si l’on indique que le mot « vécu », montre bien une aspiration. Ici, nous sommes tout de suite saisis, récupéré par le mot. J’aspire à mieux, j’aspire à être plus vigilant, j’aspire à « être ». Cette aspiration, on la considère comme louable ; j’aspire mais je ne peux pas plus. Cette aspiration est une attraction dans le système ancien dans lequel je suis emprisonné ; elle fait partie de l’ancien, de l’antérieur, du déjà mort. Je vous ai parlé d’un moi céleste ou d’un moi supérieur, d’un double ; puis-je aspirer à cela ou suis-je aspiré par cela ? Et si je m’alourdis de mon expérience, de ma connaissance du monde, de moi, des choses, je ne vais pas être aspirable. C’est la différence entre, « video : je vois », et « videor : je suis vu » ; j’aspire, ou bien, je suis aspiré.
Alors, y a-t-il une leçon à tirer de ce que nous venons de proposer, peut-on en tirer profit ? L’idée toujours constante qui survole toutes nos pensées, est : quel profit puis-je obtenir de ce qui est dit, ici par exemple, ou du ce qui se dit ailleurs ? Quel profit puis-je en tirer ? Y a-t-il profit ? L’espèce humaine à son niveau le plus bas est celle qui tire profit ; profit de ses sens, de son entendement, de sa vision, de son corps, de son sexe, de son argent. Profit, n’a même pas enthousiasme, n’amène pas mise à feu ; il est le contraire de ce qui s’allume et de ce qui prend feu.
Le profit, dans tous les domaines, éteint ce feu potentiel que je porte en moi, – Prométhée  – et que je n’ai pas volé à Zeus. Ce feu était-il présent dans la matière, était-il présent dans l’absolu qu’est Zeus, était-il présent dans mon Dieu ? Ou bien, est-ce une opération, un acte qui a créé ce feu, qui a produit l’échauffement et qui est l’origine de cette mise à feu ?
Là, se trouve une butée de la pensée. C’est l’acte de se connaître soi-même qui est le « Soi-même », il n’y a pas un « Soi-même ». C’est un mouvement, un acte, l’acte de connaître, l’arbre lui-même, cette forme, qui est le « Soi-même ». Nous portons en nous une puissance imaginatrice, comme une matrice que l’on perçoit physiquement chez les êtres. Certains humains émettent une puissance imaginative directe que l’on perçoit, qui est transmise intuitivement à leur entourage et qui en font des pôles, des zones d’attraction pour les autres, à ne pas confondre avec l’attirance qui n’est pas l’attraction. L’attirance est due à une sorte de mimétisme, à une extériorité ; et l’attraction est plutôt du domaine d’un dehors du dehors, d’une extériorité de l’extériorité ; elle est la chose dans la chose et elle aimante les possibilités de l’entourage. Donc, ce pôle, que l’on rencontre hors de soi, dans la vie courante, polarise en soi des forces, qui, comme la limaille de fer, vont se placer selon la capacité de chacun.

Mounir Hafez, 8 mai 1991