Virginité
Je vous conseille de lire et de connaître les grands thèmes de la mythologie… Il y a un très beau thème mythologique, celui de Diane/Artémis et d’Actéon, qui va dans le sens de ce que nous sommes en train de dire. Diane est une déesse, c’est-à-dire une réalité métaphysique. Je vous en prie, essayons de sortir de l’idée que la Grèce parlait par les mythes, et que nous parlons maintenant en termes de psychanalyse, de psychologie et de complexes. La psychologie a tiré tout ce qu’elle pouvait, de même que la pensée, du système mythique qui est un système métaphysique de pensée. Et tous les grands penseurs, que ce soit Hegel, Heidegger ou Husserl, en tiraient le meilleur, d’eux- mêmes, de la pensée des anciens Grecs et de leurs mythes, et des rapports qu’ils avaient avec eux-mêmes, à travers les mythes. La psychanalyse et la psychologie se servent beaucoup des mythes pour essayer de se comprendre, de se réaliser elle-même ; que ce soit Freud, Jung, d’autres…
Alors, ce beau thème : Diane est une déesse vierge. Vierge, ça veut dire : fécondable, mais non fécondée. Le sentir est une vierge fécondable, mais non fécondée par le senti. La vierge, c’est la couleur, non fécondée par les couleurs manifestées. Alors, cette vierge chasseresse, qui chasse le gros gibier, est dans sa qualité d’inviolabilité (elle est inviolable, non fécondée mais fécondable), et elle est en contact avec elle-même.
C’est notre histoire à tous : cette vierge, cette Diane chasseresse, désire se voir dans le monde. Elle voudrait voir son corps de femme dans ce réfléchissement d’elle-même. Elle peut se réfléchir dans le monde, pour voir ce qu’elle est, qui elle est, comment elle est, ce que c’est que d’être ce qu’elle est. Elle va donc avoir l’idée, l’intention de prendre un bain, nue. Un chasseur, qui s’appelle Actéon, un beau jeune homme en quête de gibier, se met dans une grotte et attends que quelque chose se montre. Il attend que Diane, c’est-à-dire la réalité, se mire dans un bain qui la montre elle-même, qu’elle se dévoile à lui. Mais, pour que Diane ne s’aperçoive pas qu’elle est guettée par un homme, Actéon met sur sa tête un masque de cerf, et ainsi il va pouvoir l’observer en se masquant, sans être un homme qui cherche à voir une femme.
Alors, le thème est le suivant : Diane se baigne nue, pour se voir elle-même. Pourquoi ? Parce que dans ce bain, la réalité nue, se regardant elle-même, existe dans l’imagination d’Actéon qui la regarde. C’est par l’image qu’elle est dans la conscience imaginatrice d’Actéon qui la regarde. C’est par l’image qu’elle va faire l’acte de se connaître elle-même, dans le bain. Vous connaissez la suite tragique de l’histoire : comme elle a été vue nue, elle rend fou Actéon, et le fait dévorer, puisqu’il est déguisé en cerf, par sa propre meute. Actéon se promène avec sa meute, et cette meute, le voyant comme cerf, ne le reconnaît pas, mais reconnaît le gibier, et dévore le cerf qu’Actéon est devenu. Elle transforme donc Actéon en cerf qu’il n’a jamais cessé d’être pour l’avoir, et ainsi le fait dévorer par ses propres désirs, par ses propres forces, par sa propre meute, par les siens, par ses familiers.
Et si vous poussez un peu plus loin ce mythe, vous voyez que la destruction d’Actéon par lui-même précède la vision de la vérité nue, se connaissant elle-même par elle-même. Il y a comme un sacrifice, qui précède toute vision du réel. Il est comme mis à mort, pas pour avoir vu la déesse nue… et pour avoir le privilège de voir la déesse nue, de voir le divin, il fallait qu’il fût mis à mort par ses propres chiens.
Voyez, comme il y a un renversement ici, un renversement de l’après dans l’avant. Il faut avoir été mis à mort, mis à mort par lui-même, pour qu’il y ait possibilité de voir, d’être témoin d’une opération, d’un processus dont il est la victime, mais dont il est aussi l’acteur, puisque c’est dans son imagination et par sa présence à lui-même, que Diane se baigne dans sa réalité, c’est-à-dire dans l’onde.
Comprenez ça, essayez bien de suivre, c’est d’une très grande beauté, d’une très grande richesse opérative. Ce qui précède n’est pas ce qui apparaît d’abord comme premier. Ce qui paraît, ce qui est présent, va disparaître pour qu’apparaisse une réalité à un second niveau, à un second degré, qui permet de rétablir le sens, le vecteur, la direction du processus.
Mounir Hafez, 11 juin 1986
Le paradis, tout à la fois il est, c’est-à-dire il est quelque chose qui est, mais qui n’existe totalement que si il porte en lui, comme dans la réalité du mythe, il porte en lui qu’il est perdu. Le paradis c’est ce qui est perdable. L’énergie, quelle qu’elle soit, la vie, quelle qu’elle soit, elle est parce qu’elle est perdable. Elle est ce qui est perdable en même temps que ce qui est. Donc, paradis est toujours paradis perdu, et perdu est toujours par rapport à la présence d’un paradis. Changeons de mot, si vous le voulez bien. État d’éveil, « état d’éveil » il est présent dès le début. Et puis, je le conquiers. Entre-temps il est perdu. Changeons de vocabulaire. Le Christ, cet état d’éveil, il sort glorieux du sein de Marie. Voilà un point de théologie, je ne fais pas des suppositions ici, il sort glorieux du sein de sa mère. Et puis, dès qu’il sort, il perd, ici dans ce cas il revêt dit-on volontairement la vie d’esclave, la tunique de peau. Quand il ressuscite à Pâques, il est ce qu’il a toujours été, Corps Glorieux. Il sort en Gloire du sein de sa mère, il est paradis, et puis il y a une phase autre, et quand il ressuscite il est ce qu’il a toujours été, intact, vierge. L’état d’éveil en vous est un état intact, vierge. Cet état d’éveil, ne disons pas ce que c’est. « Conscience profonde ! » C’est faux parce qu’il n’y a pas de conscience, il n’y a pas de profondeur… Un état de virginité de votre être. Cet état de virginité, il est perdu, et puis il est retrouvé. État de virginité, l’état de « intact », il est au départ et vous le retrouvez à l’arrivée. Entre-temps il y a une aventure, de perte de cet état, et d’une reconquête d’un état. Mais, comme je vous l’ai dit c’était un état qui était déjà là, mais qui est à accomplir, c’est-à-dire qui n’est pas encore.
Ce qui est n’est pas encore. Vous êtes là mais pas encore là, pratiquement, physiquement. Vous me direz : « Mais je ne suis pas fou ! Si je suis là, je suis là ! » Pas du tout ! Vous êtes fou si vous croyez que vous êtes là pendant que vous êtes là. C’est là que vous êtes anormal. Votre présence est une présence coercitive, c’est-à-dire que vous vous obligez à être là, vous croyez par force que vous êtes là, alors que vous êtes flottant, vous êtes entre « Ici » et « Pas encore là », entre « Ici » et vos anciennes préoccupations, vos états perceptifs, votre subjectivité, vos enfants à la maison, ou vos parents, ou vos… Vous êtes en suspens entre ici… il n’y a pas d’ici décisif ! De la même façon que, ici essayons d’être plus technique encore, l’espace-temps dans lequel nous sommes n’est qu’une section, comme une section de pomme, dans un espace-temps continu. Donc, le temps et le lieu où nous sommes c’est une coupe, un arrêt, quelque chose qui est extrait. Par quoi ? Mais par cette fameuse conscience d’un continuum, d’une continuité. C’est brusquement moi, ici, maintenant. Moi ici-maintenant est juste un fragment arrêté, un moment arrêté d’une situation fluide, continue.
Il y avait un rite tout à fait intéressant entre le troubadour et la femme aimée, et sa dame, c’est que la dame, il ne lui demandait qu’une chose c’est qu’elle se mette toute nue. La femme aimée devait être simplement dévêtue. Très souvent ils couchaient dans un même lit, mais sans se toucher. Vous retrouvez cette tradition-là… parce qu’elle contient autre chose que des réflexes de « Nous n’avons pas de rapport sexuel, nous sommes au-dessus de ça »… dans l’Inde. Le fait d’une jeune femme dévêtue était une opération magique, qui répandait tout autour d’elle un rayonnement, une force dont se nourrissaient les êtres. Vous vous souvenez, de ce dont je vous ai parlé certainement un jour. Gandhi, dans sa tente, avant de prendre une décision importante, faisait venir une jeune fille ravissante, de quatorze ans et demi, dévêtue, et là, par sa présence réfléchissait sur une décision à prendre. Il était comme nourri. Pas du tout que… il était un homme qui peut-être avait dépassé ce genre de désir… la présence dévêtue sans qu’il y ait désir charnel répand une force. Qu’est-ce que c’est que cette présence dévêtue ? C’est la puissance fécondatrice de la chasteté !
La chasteté répand une puissance qui est une fécondation. Dans le domaine spirituel, dans le domaine de la pensée, dans le domaine de la volonté, dans le domaine de la politique. Dans le domaine de la théologie, vous voyez que la chasteté de Marie, elle est féconde. C’est parce qu’elle est chaste qu’elle produit, qu’elle féconde, qu’elle donne le jour à ce Dieu qui est son père. C’est l’intacteté, la virginité de Marie. C’est de même la virginité, l’état d’intact, l’intacteté du Christ qui va permettre son cycle. C’est l’intacteté de votre état d’éveil qui permet que la vie s’enroule autour de l’état d’éveil, sans que vous sombriez dans jouissance, pouvoir, plaisir. C’est un état vierge qui permet un travail, spirituel, politique, social, dans un couple, entre un homme et une femme. C’est que quelque chose demeure intact.
Mounir Hafez, 6 mai 1987
Un visage porte en lui une certaine lumière. Le Cosmos commence, tout de suite après la nuit, par une certaine lumière. L’homme, très, très vite, émane une certaine lumière. Homme ou femme. L’existant, l’humain. Alors, le visage n’est pas la lumière. Il est une première phase, un premier aspect, un premier degré de l’humain. Mais ensuite le visage, lorsqu’il est le condensé, ou la manifestation d’une opération qui s’est faite dans le cœur, ou dans l’âme, dans la personne, il commence à émaner plus que simplement une participation au corps, il émane une lumière. Il est quelque chose qui a assisté à un événement intérieur, qui a compris quelque chose, qui a vécu quelque chose, qui a souffert quelque chose, ou qui a joui quelque chose, qui a joui de quelque chose. C’est-à-dire qui a participé à quelque chose. À un événement. À ces tremblements de terre, à un tremblement de terre, à une phase de son évolution, humaine. Alors, on dira dans les traditions, que ce n’est plus un visage, que c’est une face. Face, c’est le mot noble pour visage.
Dieu, on dit « La face de Dieu », pas « Le visage de Dieu ». La face, c’est déjà quelque chose qui est une assomption, c’est-à-dire une extraction, quelque chose qui a été extrait, et qui est la représentation d’un événement intérieur. D’un événement, un événement qu’on pourrait appeler un cataclysme, le passage du dinosaure à l’archéoptéryx, ou au poulet, n’est-ce pas. Un degré de plus. Il est l’intensité du visage, il est ce qui maintenant émane de la lumière, il est l’intensité de la personne. Mais toute intensité, comme je vous le disais tout à l’heure, se dédouble en elle-même. C’est-à-dire que la face de la femme, la femme devient un face-à-face avec elle-même. Ce face-à-face avec elle-même donne à la femme une seconde virginité.
On parle toujours de virginité. Si nous avons à transmettre quelque chose, nous avons à transmettre quelque chose comme une virginité, de la matière, de la connaissance, de la pensée, une virginité. Quelque chose qui n’a pas été touché. Notamment pas été touché par la beauté ! La beauté est déjà une dévirginisation ! Pourquoi ? Je cite souvent ce très beau mot de Maria Zambrano, à qui on demandait « Mais qu’est-ce que c’est la beauté ? », et elle répondait : « C’est là où on ne peut pas s’installer. » Eh bien, lorsque quelque chose est beau, on ne peut pas s’y installer, on ne peut pas y découvrir de la beauté. La beauté est au-delà de la beauté, de toute beauté.
Mounir Hafez, 27 octobre 1993