Embarquement immédiat

Une série d’émissions de Jacqueline Kelen avec Mounir HAFEZ, France-Culture

Jacqueline Kelen : Il existe un pays auquel on ne fait guère de publicité, qui ne suscite aucun voyage organisé et n’enthousiasme pas les foules. En ce pays secret on parle le Langage des Oiseaux et on voyage sans bouger. Si vous voulez découvrir ce Royaume, certains Guides vous aideront, écrits par les mystiques,  tel Farîd-ud-Dîn ‘Attar, qui vécut en Perse, au XIIIe siècle.

« Un fou religieux pleurait abondamment au milieu de la nuit et disait, voici ce qu’est selon moi le monde: il est comme un coffre fermé, dans lequel nous sommes placés et où nous nous livrons sans retenue à la folie. Lorsque la mort enlève le couvercle de ce coffre, celui qui a des ailes s’envole jusqu’à l’Éternité. Quant à celui qui est dépourvu d’ailes, il demeure dans le coffre, en proie à mille angoisses. Donne donc à l’oiseau de l’ambition spirituelle, l’aile du sens mystique, donne du cœur à la raison, et l’extase à l’âme ! Avant qu’on ôte le couvercle de ce coffre, deviens un oiseau du chemin spirituel et déploie tes ailes et tes plumes. Ou bien, fais mieux encore, brûles tes ailes et tes plumes et détruis-toi toi-même par le feu, pour arriver avant tout le monde. » 

Farîd ud-Dîn Attar: Le Langage des Oiseaux.

Mounir Hafez : Il y a dans le monde musulman des Soufis, des mystiques, qui ont écrit des guides pour faire ce voyage intérieur qui est, au fond, une rencontre avec soi-même ou une ouverture sur une métaphysique de l’Être, disons, mais à un autre niveau. Ce sont des voyages extrêmement précis, qui n’ont rien de romantique. Ce sont des poètes, les persans surtout sont des grands poètes, qui donnent des précisions détaillées de la psychologie, ce qui en fait une psychologie spirituelle, qui n’a rien à voir avec la psychologie ordinaire. Ce sont de bons Guides de ce voyage.

« Quiconque a le pied ferme dans l’Amour, renonce à la fois à la religion et à l’incrédulité. »

Djalâl-ud-Dîn Rûmi

Farîd-ud-Dîn Attar est un mystique du XIIIe siècle, qui a écrit notamment Le Langage des Oiseaux, qui est un guide de voyage. Très précis, avec un départ, des péripéties du voyage, puis une arrivée devant le roi. Le nom d’Attar est intéressant, son nom veut dire Parfumeur. Les noms dans le monde musulmans sont des surnoms qui viennent du métier. Lui, son métier était de parfumer l’âme. Et en même temps Guide. Dans le livre d’Attar, les Oiseaux sont un état d’âme, c’est à dire une légèreté de l’âme.

Attar dira : « Il faut brûler ton âne et faire apparaître ton oiseau. » Pourquoi l’âne? Comme, dira-t-il, le Christ brûle son âne, qui est son âme concupiscente. Une fois que vous avez brûlé votre âne, vous vous trouvez en face d’un autre état, c’est à dire un état d’oiseau. C’est la légèreté de l’âme. C’est la spiritualité, le côté spirituel de l’âme.

La Huppe est l’oiseau qui va inaugurer et animer ce voyage. Pourquoi la Huppe? Eh bien, parce que la Huppe a rencontré le roi Salomon. Elle a rencontré un roi, c’est-à-dire qu’elle a rencontré un personnage qui était au-dessus d’elle. Et, dit-elle, « C’est pourquoi j’ai une couronne de gloire, j’ai été la messagère d’un Roi. J’ai transmis ses lettres, j’ai fait communiquer Salomon avec la Reine de Saba, j’ai circulé dans les vallées. Je connais les Vallées. Et maintenant, je peux vous parler d’un Roi, qui est le Roi de tous les Rois. Et je vous invite à faire ce voyage pour trouver votre Roi ».

Et les Oiseaux sont d’accord avec elle, puisqu’un peu avant qu’elle n’arrive dans cette assemblée, ils s’étaient dit : « Mais, tous les pays du monde ont un roi, nous devons aussi avoir un roi, les Oiseaux ont sûrement leur roi. » C’est à ce moment que la Huppe vient et qu’elle dit : « Oui, et je vais vous conduire vers le Roi des Rois, votre vrai roi, qui est le Simorgh. Alors, ce Roi des Rois habite dans une contrée qui se trouve au bout de Sept Vallées ». Il faut traverser Sept Vallées, qui sont des états spirituels, des phases de la recherche spirituelle, de la Quête. Ce Roi habite au-delà du Mont Qâf.

Le Mont Qâf est une Montagne mythique, bien établie dans le monde spirituel de l’Islam, c’est une montagne qui permet une transparence de l’âme. C’est une montagne cosmique, c’est à dire un état intérieur qui permet de voir dans l’invisible, dans l’au-delà de soi-même. C’est là où réside ce personnage : le Sîmorgh. C’est une Montagne d’Émeraude qui domine un pays avec des Cités d’Émeraude: Jabarsa et Jabalka, qui sont deux cités où se passent des choses extraordinaires, des choses qui sont vues en transparence. On dira que c’est une cité où les corps se spiritualisent et où les esprits se corporifient. Donc, une cité de transformation, intermédiaire entre la vie normale, entre, disons la psychologie psychologique et une psychologie spirituelle ou cosmique, à un autre niveau.

La préparation à ce voyage est très importante, la préparation constitue pour ainsi dire le voyage lui-même. La qualité de la préparation vous met en présence du but même auquel on aspire. Mais ici, dans le livre d’Attar, avant même de parler de la préparation, il commence par parler de l’enthousiasme extraordinaire des deux-cent-mille oiseaux, car ils sont deux-cent-mille, c’est à dire la totalité du monde. Il parlera donc de cet enthousiasme mais, très vite cet enthousiasme s’apaise, se fane et apparaissent des « excuses ». Chaque excuse constitue un aspect de la psychologie spirituelle.

Le Canard par exemple dit : « Excusez-moi, je ne crois pas que je puisse entreprendre ce voyage. Du reste, j’ai tout ce qu’il me faut, je me contente de l’eau. J’aime l’eau, j’aime me nettoyer, j’aime tout ce qui est net. » Et la Huppe lui répond : « Mais, si tu aimes l’eau et ce qui est net, c’est que tu n’es pas net toi-même, et, de plus, toutes les personnes qui ne sont pas nettes vont venir se nettoyer dans l’eau dont tu te sers pour te nettoyer. »

Le Hibou, à son tour, dit : « Mais moi, j’ai choisi une maison délabrée comme demeure. Je suis très bien là, parce qu’il paraît qu’il y a des trésors dans les maisons délabrées. Et j’aime vivre dans les ruines, car je crois que dans les ruines il y a des trésors. » Et la Huppe lui répond : « Si tu aimes les trésors et que tu t’attaches aux trésors, tu seras un idolâtre, comme le père d’Abraham, Terah, qui fabriquait des idoles. Eloigne-toi des trésors, n’adhère pas aux trésors. »

La Bergeronette, encore un exemple d’excuse, elle dira : « Moi, vous savez, je ne pourrais pas faire ce voyage. Je suis très agitée et faible, et très tendre de cœur. Je suis frêle comme un cheveu, en vérité. » Et la Huppe, sévèrement, lui dit : « Mais si tous brûlent, tu brûleras comme les autres, comme tout le monde ».

Un autre oiseau, un Treizième, dira : « Moi, je suis couvert de fautes. Je n’ose pas y aller. » La Huppe dira : « Mais, il y a le repentir pour cela. »

A un autre Oiseau elle dira : « Ce que j’acquiers me perd et devient comme un scorpion entre mes mains ». Voilà une remarque très importante, qui jouera un grand rôle dans tout le Soufisme, c’est l’acquisition de qualités spirituelles. Il s’agit de brûler ses qualités spirituelles. Par ailleurs, elle s’empressera de dire : « Mais, brûle tout ce que tu possèdes, y compris ce que tu as acquis dans la vie spirituelle. »

Un autre Oiseau dira : « Tout ce que j’aime, c’est l’Eternel. Pour mon bonheur, il ne me faut que l’être Eternel. Je donnerai tout mon amour, tant que je serai vivant, à cet être Eternel. » Et la Huppe lui répond : « Oui, mais cela ne suffit pas, il faut que le Sîmorgh, ton Roi, Lui, t’aime. »

Et un autre Oiseau, un Vingt-et-unième proposera : « Mais, écoutez, quand on va trouver un roi, quelqu’un de si important, je crois qu’il est d’usage d’apporter un cadeau, quelque chose de précieux. » Et la Huppe répond : « Oui, tu peux Lui apporter un soupir de ton cœur, ou ta peine ».

« La Première Vallée qui se présente est celle de la Recherche. Celle qui vient ensuite est celle de l’Amour, laquelle est sans limite. La Troisième est celle de la Connaissance, la Quatrième est celle de l’Indépendance, la Cinquième est la pure Unité, la Sixième est celle de la terrible Stupéfaction, la Septième enfin, celle de la Pauvreté et de l’Anéantissement. Vallée, au-delà de laquelle on ne peut avancer. Là, tu seras attiré et cependant tu ne pourras continuer ta route. Une seule goutte d’eau sera pour toi comme un océan ».

Farid ud-Dîn Attar: « Le Langage des Oiseaux »

La dernière Vallée est très importante, après avoir passé par la Recherche, par l’Amour, par la Connaissance, eh bien, il y a la Vallée de la Pauvreté: Fakhr. Pauvreté: Fakhr et Fana sont deux mots-clés dans la mystique musulmane et dans le voyage, pour ainsi dire. Ce sont des haltes importantes avant d’arriver au but. Fakhr est la pauvreté, une pauvreté d’esprit, et finalement un dénuement: on rejette tout ce que l’on a pu acquérir du voyage lui-même. On oublie même les beautés qui se sont présentées au cours du voyage. Fana est la mise à mort, c’est à dire un détachement profond, puisqu’on dira que le Fana, c’est le Fana du Fana, le détachement du détachement lui-même. C’est l’essence même du détachement où plus rien ne subsiste, pas même le détachement.

« Le Premier chemin est celui de la religion légale, la pratique de la dévotion, sans l’aptitude. Le Second est celui de la voie mystique. Le Troisième est celui de la vérité. Sur la voie de la vérité, si tu poses le pas, tu t’effaceras aussitôt. Celui qui sur ce chemin fait deux pas, sera à jamais anéanti. Au premier pas, il se détachera de lui-même, au second, il s’annihilera en Dieu. Celui qui de cette voie reçoit un atome, ne se contient plus, quand bien même serait-il mince comme un cheveu. »

Farid ud-Dîn Attar: « Le livre de l’épreuve »

Ces Vallées sont des sortes d’écluses qui bloquent, qui arrêtent certains Oiseaux qui ne peuvent pas aller plus loin, dont la capacité spirituelle ne va pas au-delà de certaines difficultés, de certaines ascèses de ce voyage. Et les derniers Oiseaux, ceux qui arrivent, ceux qui ont traversés les Sept Vallées, c’est à dire ces différents états, il faut voir ici qu’il y a des états… Ces Vallées sont importantes, ce sont des lieux, des stations fixes. Il y a des zones, des péripéties, des incidents du voyage, mais on arrive finalement dans une Vallée précise, un lieu fixe où on a acquis une sorte de station spirituelle indestructible. Qui permet de passer à la vallée suivante. On ne revient pas en arrière quand on a fait l’expérience de la Vallée numéro 1, numéro 2, celle de l’Amour, etc.

Il faut y emporter des vêtements de plus en plus légers, pour permettre à ce soleil brûlant de vous calciner, de vous consumer. Sinon, il reste quelque chose.

Et, lorsque vers la fin de leur voyage, les Oiseaux arrivent en présence d’un chambellan, c’est à dire de quelqu’un qui déjà est une préfiguration de ce roi, qui préside à l’antichambre du roi, les Oiseaux sont déjà un petit-peu abîmés, ils ne sont plus tout à fait eux-mêmes, ils ne se reconnaissent plus tout à fait eux-mêmes, et le chambellan leur dit : « Mais, vous croyez que le Grand Roi va vous recevoir ? Mais, vous vous trompez complètement ! Vous n’êtes qu’un tas de poussière ! Vous êtes poussière sur poussière ! Il ne vous recevra pas ! » Et les Oiseaux sont absolument terrifiés, très, très, très déçus et se disent : « Comment ? Après tout ce que nous avons fait pour aller vers le roi, et il ne nous recevrait pas ? »

Un Oiseau dit alors : « Eh bien, si c’est un Grand Roi, ce qui est à son déshonneur doit se tourner à son honneur. Ce que vous ne comprenez pas de lui, c’est quand-même cela qui fait son honneur, qui même fait sa Gloire. Même si pour nous cela paraît un déshonneur, ou quelque chose de vraiment incompréhensible, ou une ingratitude ».

« L’Aurore du Bien-Aimé s’est levée de nuit, Elle resplendit et n’aura pas de couchant. Si l’aurore du jour se lève de nuit, l’aurore des cœurs ne saurait se coucher. »

Husayn Mansûr Al Hallâj

Ce voyage demande-t-il tout une existence ? Une existence, ça peut être un seul instant, qui brûle d’un seul coup le temps et l’espace. Comme on le dira très souvent dans la mystique musulmane, il suffit d’un instant. C’est à dire, ce voyage, il peut se voir, se concevoir, s’étaler dans le temps et dans l’espace, ou peut se voir saisi, contracté dans un moment d’amour dans le cœur, qui réunit et qui consume et consomme, pourrait-on dire, à la fois le temps et l’espace.

Ce voyage se fait toujours sous la direction d’un Guide, qui est toujours la Huppe-Témoin dans son propre cœur, qui est une autre personne que soi-même, qui vérifie et qui peut authentifier ce qui se passe dans le cœur du voyageur. Qui dit: oui, effectivement, c’est cela que tu sens, ou bien, non, cela tu ne l’éprouves pas. Le voyage se fait toujours en compagnie et sous la direction d’un Guide, d’un Imâm dans le monde musulman, d’un Maître Spirituel, et si l’on ne considère pas le Maître spirituel comme extérieur à soi. C’est un Témoin dans le cœur, qui est un Autre en soi-même, et qui peut voir, authentifier si la quête est vraiment réelle, ou si cette quête est pour l’apparence, pour plaire à l’ego, en termes d’aujourd’hui.

La fin du voyage est la rencontre des derniers survivants du voyage, ce qui survit en soi-même d’énergie spirituelle pour affronter la vision de Soi-même. Tous les voyages de la mystique musulmane sont basés sur ce passage du Coran : « Qui se connaît soi-même, connait son Seigneur. » Donc, ces Oiseaux, par leurs excuses, par leurs difficultés, apprennent à se connaître eux-mêmes. Du même coup, ils apprennent à reconnaître leur roi, leur Seigneur, avant même d’entrer en contact avec Lui, ils vont le connaître.

Ici Attar se sert d’un jeu de mot poétique, qui est en même temps une espèce de révélation pour le lecteur et pour les Oiseaux. Ils restent Trente Oiseaux qui se présentent devant leur roi, et Sîmorgh en persan veut dire Trente. Trente Oiseaux = Sî-morgh, les trente oiseaux se trouvent devant Trente-Oiseaux, devant un Monsieur qui s’appelle « Trente Oiseaux » ; ils se trouvent en face d’eux-mêmes et ils se disent : « Mais, est-ce que nous sommes nous-mêmes, ou est-ce que nous sommes Lui ? Est-ce que Lui c’est nous-mêmes ou nous sommes Lui-même ? » C’est la rencontre avec Soi-même. La rencontre avec Soi-même est le but ultime du voyage: être à la fois ce que l’on est, et être Autre que ce que l’on est. C’est à dire, être ce Sîmorgh et être à la fois ces Trente Oiseaux, individuellement, séparément, personnellement.

Alors, ces Oiseaux vont pouvoir, soit revenir dans le monde comme trente personnalités différentes et vivre leur vie, soit sentir en même temps qu’ils sont dans la vie et dans le Sîmorgh, dans leur transcendance et dans leur immanence.

« Mon cœur voltigeait, emplumé de désir, juché sur les ailes de mon dessein, montant vers Celui que, si l’on m’interroge, je masque sous des énigmes, sans Le nommer. Au terme de l’envol, ayant outrepassé toute limite, j’errais dans les plaines de la Proximité, et, regardant alors dans un miroir d’eau, je ne pus voir au-delà des traits de mon visage. Je m’avançai, pour faire ma soumission, vers Lui, tenu en laisse au poing de ma capitulation; et déjà l’amour avait gravé de Lui, dans mon cœur, au fer chaud du désir, quelle empreinte! Et l’intuition de ma personnalité me déserta, et je devenais si proche de Lui que j’oubliai mon nom. »

Husayn Mansûr Al Hallâj: Dîwân