La mutation de l’Homme pour un monde nouveau

Interview de Marie-Odile Monchicourt sur France –Culture en 1983

Mounir Hafez : Si on parle de mutation de l’homme, on maintient l’homme dans ce qu’il y a de plus périphérique. L’homme qui a la possibilité de se transformer c’est l’homme passionnel, l’homme mental, l’homme superficiel. L’homme intérieur, l’homme profond permet une mutation, mais mutation de l’homme, je ne comprends pas ce que cela veut dire. Et un monde nouveau, qu’est-ce que ça veut dire ? Le monde est toujours là. L’homme renouvelle le monde. L’homme superficiel c’est le monde, donc il va fabriquer fatalement, constamment du monde.

Sortir de l’homme ? Bien sûr oui, mais sortir de l’homme superficiel. Pour rencontrer quoi ? Pour rencontrer l’homme profond, la conscience profonde.

Dès que vous atteignez les énergies de l’âme, comme dira Maître Eckhart (Maître Eckhart et les soufis sont très proches), il y a dans la profondeur de soi des énergies incréées et incréables. Il y a quelque chose que l’on ne peut pas toucher.

Qu’est-ce qu’on ne peut pas toucher ? C’est ce que les physiciens appellent aujourd’hui la Réalité Ultime, le substrat dont émanent les phénomènes, qui déterminent alors finalement l’œil de l’observateur. Quand on touche l’énergie profonde, on touche cette énergie-conscience-matière-ultime-au-delà, qui est au-delà de l’univers que nous connaissons, ou qui est en contact direct avec ça.

Il s’agit d’apprivoiser cette énergie, cette conscience. Dans quoi ? Dans la conscience de soi psychique. C’est l’interaction, en somme, de la conscience psychique, c’est-à-dire la conscience de moi en tant que “ je ”, en tant que mental, c’est l’interaction de cette conscience de soi et de la conscience universelle de l’énergie-conscience qui constitue l’homme.

C’est ce mélange-là qui est un mélange mutant. Mais il ne s’agit pas de transformer ça. C’est ça qui est mutant : c’est le passage de la conscience de soi à la conscience universelle, ou le passage de la conscience universelle à la conscience de soi. C’est ce mélange qui est mutant. Qui est une transformation de quoi ? De cette énergie Ultime.

Il s’agit là, comme diront les mystiques, de transformer Dieu, de créer Dieu, de créer ce qui me crée, de créer cette énergie primordiale dont l’énergie psychique est un appendice.

Vous me dites : “ Que pensez-vous de la mutation de l’homme ? ” Je dis : Mais quel homme ? A quel niveau le prenez-vous ? L’homme est un mutant ; il pratique, il fait, il est le pont entre deux consciences. Il va donc permettre une mutation. Mais on ne peut pas le muter, lui.

Nous avons des étincelles, des moments où l’amour, c’est-à-dire un sentiment de mise à feu de l’être, éclate : on peut appeler ça l’Expérience, la grande expérience des mystiques. Brusquement une mise à feu, un instant éternel. Or cet instant est hors du temps. Il s’agit de le faire rentrer dans le temps par la maturation de ce sentiment d’amour, pour retrouver le temps, pour retrouver la durée. Et quand vous êtes dans la durée, c’est-à-dire quand votre sentiment, votre vie, après une certaine maturation s’est épanouie, s’est ouverte dans la durée, seulement dans la durée, donc créant du temps, il s’agit ensuite de la faire ressortir, la faire rejaillir hors de ce temps et de retrouver de l’intemporel.

Il y a donc un mouvement permanent, une mutation constante et ici j’emploierai le mot “ mutation ” entre temporel et intemporel, entre temps et non-temps. Par quoi ? Par maturation de l’amour.

Marie-Odile Monchicourt : Est-il indiscret de vous demander comment vous-même, vous êtes arrivé à cette conscience profonde ?

Mounir Hafez : Non, pas du tout indiscret, mais je ne saurais pas vous le dire. C’était toujours là. ça a été peut-être déclenché par la rencontre de personnes vivantes, desquelles émane comme une odeur de cette vérité-là, une odeur humaine. Il y a un contact humain avec la vérité, qui est quelque chose de bouleversant. C’est ça qui est bouleversant dans l’homme : l’odeur de l’animal qui est en rencontre, en contact avec ce dont il est fait.

Marie-Odile Monchicourt : Mais à partir du moment où vous avez fait cette rencontre, vous avez désiré comprendre ? Ou vous vous êtes laissé aller ?

Mounir Hafez : Au contraire, cela m’a enlevé tout désir de comprendre. Le désir de comprendre est tombé, totalement. Pour être remplacé par un désir, c’est-à-dire une force, une pulsion, un état d’être très, très fort. Beaucoup plus fort, beaucoup plus ravageur que le désir de comprendre que je pouvais avoir lorsque je lisais Guénon ou les mystiques, vus de l’extérieur. Tant que l’on n’est pas dedans, on ne peut rien comprendre, absolument rien. On ne peut comprendre que des significations, on ne comprend que de la pensée. On véhicule des informations de droite et de gauche.

Marie-Odile Monchicourt : Oui, mais vous savez que vous êtes dedans !

Mounir Hafez : Est-ce que je sais cela ? Simplement, je sens quand je ne suis plus dedans. Que je suis en train de parler de ceci ou de cela, des choses qui brillent dans le mental, qui sont intéressantes, si vous voulez, mais qui ne touchent pas…, qui ne touchent rien d’essentiel.

« De plus, Dieu aime pour Lui-même et crée tout pour Lui-même. En d’autres termes, Il aime pour l’amour de l’amour et Il crée par amour de l’acte créateur. De toute évidence en effet, Dieu n’aurait jamais et à aucun moment engendré son Fils unique, si le fait d’avoir engendré n’était pas en même temps le fait d’engendrer. C’est pourquoi les saints disent que le Fils est né éternellement, en ce sens que sans cesse il continue à naître aujourd’hui. D’une façon générale, Dieu n’aurait jamais créé le monde, si être créé n’était pas synonyme de créer. C’est pourquoi Dieu a ainsi créé le monde, qu’il ne cesse de créer encore aujourd’hui à tout instant. Tout le passé, tout l’avenir ne sont-ils pas étrangers à Dieu et loin de Lui ? »

Maître  Eckhart

Je crois que, quand on descend dans une certaine profondeur de l’âme, on s’aperçoit alors qu’il y a de la conscience, que la conscience est créatrice d’une conscience qui elle-même crée ce qui l’a créée. “ Je suis créateur de ce qui me crée ”, diront les mystiques. Je crée un Dieu qui me crée : je suis créateur de ce qui me crée. J’ai donc de quoi créer ce qui va dépasser la conscience que l’on trouve dans la physique, que l’on trouve dans la matière.

Il y a quelque chose qui, le mot transcendant ne veut pas dire grand-chose, mais quelque chose qui est le résultat d’une création. Ce résultat d’une création modifie le point de départ. C’est pourquoi on dira que Dieu ne peut rien faire sans moi. Que je dois créer Dieu.

Les mystiques, à la suite de Maître Eckhart, comme Angélus Silésius, disent « Dieu ne peut rien faire sans moi, Dieu ne subsistera pas un instant sans moi. »

Ca veut dire quoi ? C’est qu’il y a une mise en jeu de conscience. Et que cette mise en jeu crée une conscience. Conscience, disons, de l’homme, intervention de l’homme. Interaction de la conscience de l’homme et de cette conscience universelle. C’est de cette interaction, de ce rapport qu’il va y avoir une nouvelle création, une nouvelle matière.

Les mystiques soufis diront “ La matière se renouvelle à chaque instant. ” Pourquoi ? A cause de moi. A cause de l’homme, à cause de l’HOMME ! Mais pas automatiquement.

La rencontre, le contact entre une conscience créée et une conscience incréée, dira la théologie, cette rencontre est très bouleversante qui bouleverse la nature, et la nature de la physique elle-même. C’est ce qu’il faut arriver à toucher.

C’est ce que nous disions, autrefois bien sûr, avec Henry Corbin qu’une métaphysique sans expérience physique n’était pas une métaphysique, et qu’une physique sans métaphysique n’était pas une physique. Il n’y avait pas de nature sans métaphysique et métaphysique mystique, c’est-à-dire une expérience de la profondeur de l’être.

Vous me dites : “ Mais qu’est-ce que c’est, cette expérience ? ” Elle est totalement effacée par son acte d’être. Pardon d’être un peu technique : l’acte d’être d’une expérience nie, efface l’expérience. Il n’y a jamais eu l’expérience qu’il y a eu. Cela que j’éprouve, je ne le sens pas.

Il n’est pas possible de comprendre, ni d’être touché par une vérité ou par la réalité, si on ne perçoit pas le galop des Cavaliers de l’Invisible de l’Islam.

Qu’est-ce que ça veut dire les Cavaliers de l’Invisible ? C’est qu’il y a perpétuellement un mouvement d’agitation d’une matière, une matière qu’on peut appeler spirituelle, une matière-conscience qui est constamment agitée, diront les soufis, par le galop de ces Cavaliers de l’Invisible, des âmes qui agitent ce substrat. Ce substrat agité permet que l’on extraie de la conscience au niveau de l’homme. C’est une poussière, on l’appelle en arabe al Haba. C’est une fine poussière qui permet que l’esprit brille, puisque chaque grain de poussière va réfracter une lumière plus intense qui est la lumière de l’Esprit.

C’est la matière première, c’est-à-dire le substrat ici, qui est un mélange entre cette fine poussière et ce qui fait briller cette poussière. Et de là je puis extraire mon âme, mes énergies de l’âme, mes énergies profondes.

Si on n’entend pas ce galop, il n’y a rien à faire. Il faut l’entendre dans son cœur. Un peu comme le passage des Êtres Eternels, un peu comme la présence des saints, cette présence d’une conscience fine dont la conscience humaine va pouvoir extraire sa réalité. A partir de là, il va y avoir incarnation.