LA NON-PEUR
Je vais peut-être commencer par ma conclusion, pour que vous ayez en main le fil que peut-être moi je perdrai ensuite.
Il ne s’agit pas ici de donner la vision du Soufisme sur la non-peur.
Il n’y a pas dans le Soufisme, qui est la mystique de l’Islam, cette notion de non-peur ou de peur. Essayons d’approcher certains thèmes du Soufisme pour que vous ayez un aperçu de cette ligne de recherche.
Le Soufisme essaye de dégager une double liberté de la personne, à la fois suzeraine et vassale. C’est à partir de cette liberté que le Soufisme va se déployer. On pourrait dire cette générosité de l’être dont la liberté serait le reflet au niveau de la personne.
La non-peur est un état profond, à la fois ultime et antérieur. Ultime, c’est-à-dire que je vais rejoindre et qui pourtant me précède. C’est en propre celui de l’Homme Primordial ou Potentiel, notion centrale dans le Soufisme.
La non-peur, aux sources de la vie ouvre la voie à l’humanité nouvelle dont nous sommes, en quelque sorte, l’aujourd’hui vivant et par la même : l’offrande. Offrande, pourquoi ? La non-peur me parait une offrande de l’humanité pubère à sa sœur non-pubère, pour lui témoigner son amour et cela en souvenir d’une mère commune.
Je vous remercie de l’attention que vous portez à mes propos, parce que je crois que l’attention est entre nous, comme disent les Soufis, la trace du Sans-Trace. Ne croyez pas que ce sont des jeux de l’esprit. Le Soufisme, cette direction de recherche de la mystique musulmane, confère une réalité vraie à ce qui ne laisse pas de trace, à ce jaillissement calcinant du présent, à cette saisie de l’instant où se volatilise le moi.
Déchirure du temps. L’instant se détache, se sépare de la trame infinie et en même temps marque la continuité éternelle de nouveaux commencements. Où commence le temps ? A moi. L’instant, c’est le départ de moi vers moi : Présence coagulante et solvante à la fois de l’être en suspens.
Il y a trois niveaux, trois profondeurs de la non-peur et ici j’implore le regard bienveillant de Taisen Deshimaru :
• Une non-peur qui est apprentissage, éducation. Le courage s’exerce. Le défi de la peur est encore de la peur. C’est une non-peur tout à fait extérieure, superficielle à laquelle peut-être il ne faut pas se confier. Ce sera comme une expérience venue de niveaux superficiels, extérieurs du niveau automatique du corps. Ici le corps se cherche encore dans une nouvelle conscience du corps.
• Puis un second niveau : une non-peur qui voile la peur fondamentale.
• Et puis enfin la peur qui par son retrait en elle-même s’absorbe et révèle la non-peur.
Que ceci ne vous paraisse pas trop abstrait. Je voudrais vous rappelez que dans le Soufisme on parle de Haqa’ik et de Daqa’ik. Des vérités métaphysiques, éternelles Haqa’ik et de Daqa’ik, les « faits de l’âme ». Deux niveaux approchés directement par le Soufisme, deux ordres de réalité à la fois distincts et non-séparés par le cœur.
Cette notion de cœur est importante, énergie centrale et secrète à la fois. On dira chez les Soufis que l’esprit et l’âme se disputent la possession d’un fils qui est le Cœur. L’Esprit, énergie intemporelle, hors du référentiel espace-temps, le cœur non-émotionnel débranché du temps.
Pour le Soufisme, l’affaire ne commence pas avec l’existant. « C’est parce que l’homme était avant qu’il ne fût, qu’il est (Hadith) ». Un cœur s’est formé, qui est source de vie, énergie, vibration, qui émane de l’au-delà de l’être. Puis se montre un cœur émotionnel, émanant de la psyché. Et l’âme se constitue petit à petit, par la relation qu’elle établit entre ces deux cœurs, en un face à face intime, direct, donc par une perception directe qui ne passe pas par les émotions, les pensées etc…
Cette réalité profonde, c’est elle qui règle tout, qui pacifie les éléments de la psyché et du mental. C’est l’insight, la percée, la brèche de Maître Eckhart, d’Ibn ‘Arabî et tous les mystiques. L’homme potentiel et l’Homme Total (Insân Kâmil) en interaction. Nous n’avons pas à intervenir, pas à passer par un non-psychique. Ce qui est surajouté, tombe : « Ce qui n’a jamais eu d’existence, cesse d’exister ». Si vous grattez le cosmos, vous retrouvez l’homme.
Si vous grattez l’homme, vous retrouvez le cosmos. Mais comment gratter ? Qui gratte qui ? « Ce n’est pas par tes yeux (homme), dit Dieu, que tu vois, mais c’est par mes yeux (Moi, Réalité Absolue) que tu te vois et que tu me vois. » Ce n’est pas par un effort de psychologie ou d’intériorisation, mais par une compréhension plus grande. « Connaître ce par quoi on se connait. »
« Celui qui se connait soi-même, connait son Seigneur » (Hadith). Seigneur, c’est ce qui est transcendant à soi-même. Dieu, la divinité apparaît comme celui qui, en apparaissant se récuse, qui se nie par sa Présence même. C’est celui qui est capable de se nier, de se récuser qui Est. Qui se montre et par ce qu’il montre, se retire, se récuse. Dieu se connait soi-même.
La religion musulmane, saisie par la mystique (le Soufisme) préexiste à la religion. Tous les mystiques sont des poètes. Il n’y a pas de véritable descente en soi sans éclatement de beauté, de poésie.
« Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin qui nous a enivré avant la naissance de la vigne. » Une Réalité préexiste à la conscience que l’on en a. La suite n’est que déploiement d’une énergie, progression d’une série de forces. Il ne s’agit pas de faire croître l’énergie, mais de s’identifier à ce qui est antérieur à toute énergie, anticipant toute cause. Ce qui est acausal ne laisse pas de trace. Cette mystique précède la révélation elle-même.
Cette révélation se fait dans le cœur d’un homme vierge, illettré, sans informations, sans pensées, qui se retire dans une grotte de silence et laisse le silence imprégner toute chose. L’Ange, forme apparitionnelle du Réel, est une émanation directe de l’énergie profonde. Cet Ange fend le cœur du Prophète Mohammed, l’ouvre et le purifie.
Si vous ne préparez pas votre cœur,
si vous ne réglez pas votre métabolisme,
si vous ne purifiez votre langue (mensonge),
si vous ne maîtrisez pas votre conduite, rien ne se passe.
L’Ange purifie les différents niveaux, puis il revient et dicte directement le Coran au Prophète, sans l’intermédiaire de la conscience.
Muhammad représente la Vierge Marie, mais au lieu de recevoir un petit enfant, il reçoit un Livre, un sens, une signification, susceptible de « sept profondeurs de profondeur ».
La Vierge Marie, la nature est enceinte d’une forme qui dépasse cette nature. Elle donne naissance à son Père. Cette énergie-conscience-Jésus est créatrice de Marie qui l’a créée. (Um Abiha) Fatima est « la mère de son Père ». Une certaine énergie donne naissance à ce qui la transcende.
Je vous parle en zigzag afin de ne pas fixer votre attention et votre pensée sur une itinéraire précise d’où naîtrait une théorie.
Ce qui excède… nous le retrouvons dans le mythe de la création d’Adam. Dieu crée Adam de l’argile. Or il reste un surplus de cette argile. La première fois que j’ai conscience de moi, je m’appelle Adam. La première fois qu’Aleph, énergie-pulsion de vie intermittente s’engage dans une structure. Lorsque Dieu crée Adam, il reste un surplus et de ce surplus d’argile Il a créé le monde intermédiaire, une terre, une Réalité : le monde des visions et de la Résurrection. D’autres fonctions de la conscience entrent en jeu. Lorsque je meurs à mes pensées et à mes émotions, chacun en a fait l’expérience, je ressuscite à un autre niveau de mon être : une terre apparitionnelle où les choses sont comme dans la réalité, mais cependant ne sont pas cette réalité. Cette réalité intermédiaire est à la fois reflet de la réalité terrestre sensible et miroir d’une Réalité suprasensible. Une terre, où les corps se spiritualisent et où les esprits se corporifient. C’est le monde des perceptions visionnaires : le Huitième Climat.
Mais revenons à la non-peur et au Soufisme. Plusieurs étymologies s’éclairent l’une par l’autre : Souf est la laine blanche, Safa est une eau décantée claire et Sofa est le premier banc auprès du Maître, qui est émanation directe de cette Réalité transcendante. Il s’agit de l’émanation de quelqu’un qui a été en contact avec cette révélation directe reçue, indépendamment de ses qualités et ses défauts.
Voyons maintenant le renversement qui s’opère dans certaines situations.
La peur est peut-être cette émotion qui surgit du vide consécutif à l’arrachement de l’existant que je suis, à exister, son Être. Me voici séparé de mon Être par mon existence même, dont je porte la trace mais dont je suis absent en raison de ma présence à moi-même.
Cette peur va donner lieu à des compensations, vous connaissez le whisky. L’une des grandes compensations, c’est la dépendance. On dépend d’un enseignement, d’une religion, d’un attachement, d’une morale etc… Ces stimuli vont relancer une énergie en train de mourir. C’est une relance de la Vie.
L’attachement, est bien sûr une fuite, comme toute pratique. Mais si vous pratiquez une religion, cette pratique et cette dépendance vont s’inverser. Si vous vous attachez d’abord à un enseignement, à une religion, vous risquez un comportement mécanique par accumulation de pensées et d’émotions non-brûlées, non-dissoutes. Mais bizarrement, comme dans l’Etre lui-même qui par une inversion interne se dégage de lui-même pour exister, pour être existant, de la même façon, la dépendance et l’attachement inversent leur fonction et deviennent source de pur Amour. Amour qui est désir inassouvissable de l’infini de l’Etre, jamais comblé, désir constamment entretenu qui laisse ouvertes toutes les activités de la personne à l’influx de l’infini.
« Souviens-toi de Moi, je me souviendrai de toi. »
Le Zikr, le souvenir : la répétition du Nom est une pratique centrale dans le Soufisme. Régulation du souffle, régulation de la personne entière par harmonisation de ses rythmes avec ceux de l’univers au vocatif.
Il y a dans le Zikr plusieurs niveaux : le Zikr de la langue, le Zikr du cœur.
Cette répétition descend d’elle-même dans un centre plus profond. Qu’est-ce qu’un centre ? C’est peut-être un lieu où l’énergie cherche à trouver son origine. Le centre est à la recherche de lui-même.
« Souviens-toi de Moi, je me souviendrai de toi. »
Prenez conscience de cette Réalité profonde, de cette Nature Primordiale et cette Nature Primordiale s’occupera de vos affaires, elle se souviendra de vous. Vous serez sa mémoire. Passage du Zikr de la langue au Zikr du cœur.
Plus secret que le Zikr du cœur est le Zikr de l’intime (Sirr).
Le cœur avait un secret plus intime à vous-même que votre propre cœur. Qui est au-delà de mon intimité à moi-même ? Aucun mot, aucun état d’âme ne peut témoigner de cette Présence. C’est Elle son propre Témoin. On l’appelle Huwa. C’est Elle, cette énergie sans origine qui met en place les éléments de la psyché : les émotions, les pensées, le mental, l’idée du corps, le je, en les hiérarchisant.
Il n’est pas simple de parler de la non-peur. La peur touche un fond de l’être dont nous sommes exclus. C’est une première manifestation d’une réalité qui demeure occultée par sa manifestation même. La peur se dissout en elle-même et réapparait sous diverses formes : comme non-peur, comme à nouveau peur à un autre niveau.
Le chemin se fait en se faisant. Pas trop de règles d’enseignements qui filtreraient la vie. C’est l’instant, l’aujourd’hui qui est le vivant, par quoi cette « Terre est un infini de jour ».
Conférence à La Gendronnière – Association Zen Internationale, 31 mai, 1er et 2 juin 1984