Le coeur éveillé

Vous avez entendu cette musique qui se déroule, flux. La coupure, l’irruption de l’instant est une autre manière de prendre contact avec ce qui se déroule. L’interruption est un contact aussi : une reprise de l’instant qui a marqué la fin du flux, et il y a un retour sur cet instant. Il n’y a pas de règle du fixe et du flux.

Il faut faire attention aux idées « qu’il faut laisser le silence s’établir », ou « qu’il faut qu’une tradition soit exprimée, qu’elle soit exacte et conforme à ce que les Maîtres ont transmis », et réexaminer ces notions, afin qu’elles ne soient pas rigides, établies. Les voies religieuses sont une transmission mais, à la fois, simultanément, un renouvellement de la tradition. S’il n’y a pas de nouveauté, il n’y a pas de tradition ! La tradition met en contact avec l’acte créateur, l’action créatrice, avec l’énergie profonde – mais tous ces mots ne veulent rien dire tant que vous ne les avez pas vécus. Les traditions transmettent un contact direct avec l’acte créateur, le mouvement pur, un contact incessamment réitéré, réitératif. Contact avec quoi ? Avec le « paquet d’ondes de probabilité » disent les physiciens d’aujourd’hui, qui manifeste la Réalité, la conscience cosmique.

Il faut donc veiller à ne pas s’enfermer trop tôt dans une tradition. Les traditions sont justes en ce qu’elles indiquent un chemin qui met en contact avec une énergie profonde, mais il faut peut-être conserver une liberté. Non pas une liberté de penser ou de critiquer, mais une sorte de liberté d’insoumission, qui permet d’entrer en contact, ou plutôt qui est le contact avec un au-delà de la conscience, que j’appellerai une vigilance. Il s’agit donc de réexaminer très attentivement les supports, les points d’appui d’un enseignement, quel qu’il soit, avec liberté d’esprit.

Si la pensée peut être source d’esclavage lorsqu’elle est pilotée par la rationalité, elle peut aussi être source de libération. Ce qu’il faut arriver à obtenir de la conscience, c’est l’extinction du mental. Le mental en effet ne pense pas, il contient des informations qui s’entrechoquent et dont il tire de nouvelles informations. La pensée est un acte d’existence, c’est une activité non mentale, qui s’opère au-delà du mental. Il ne s’agit donc pas d’essayer, dès l’abord, d’annihiler toute approche par la pensée d’un certain nombre de problèmes que nous avons l’occasion de rencontrer, notamment celui d’être confronté à une sincérité.

Sincérité n’est pas vérité, mais une sorte de loyauté et de clairvoyance par rapport à ce que je vis. Nous avons une tendance à dire trop vite ça, je l’ai vécu, ça fait partie de mon vécu ». Plus profondément, la question serait : puis-je entrer en contact avec mon vécu ? Ou en poussant plus loin encore : puis-je entrer en contact avec moi-même ? Y a-t-il une possibilité de communication avec soi ? Je ne le crois pas ! Je ne crois pas que l’on puisse communiquer avec soi-même, ni entrer en relation avec soi-même. Ce que l’on peut faire, c’est prendre conscience de soi, et donc réaliser qu’il y a un fonctionnement, appelé « conscience de soi », par lequel j’entre en contact avec la réalité et avec le « je ». « Comment, dites-vous ? Le ‘je’ c’est moi ? » Non, le « je » est parmi d’autres un des contenus de la conscience. Ce qui est du domaine du « je » ne me concerne pas totalement, ce qui est du domaine du « je » concerne le « je ».

Il y a la conscience, et dans la conscience il y a le « je », mais la conscience elle-même est dans la vigilance, dans une espèce d’englobant dont la conscience est le contenu. La conscience a un contenu qui est le « je », et ce « je » a des possibilités que l’on connaît, dont l’une est l’attention. L’attention du « je », c’est « je veux, je peux, je sens, je suis concentré ». Le « je » est ainsi susceptible d’une certaine activité volontaire.

C’est une approche sommaire de l’opération d’être une réalité humaine. Opération, car être un être humain c’est remplir totalement la réalité humaine, c’est un acte. Un acte d’exister. Je n’existe pas par le simple fait d’être né biologiquement, et d’avoir des pensées, une activité sensorielle et une perceptivité. Il s’agit d’un acte. C’est une action, le fait d’exister !

Dire que « Dieu a créé l’homme », c’est signifier que Dieu a créé quelqu’un à qui parler. Ce n’est donc pas rien un homme, Dieu a trouvé à qui parler, quelqu’un qui a la possibilité de réagir à sa création. Une possibilité ! Il ne s’agit pas de dire « oui » et « non », mais d’une possibilité de s’étendre dans cette réalité. De participer de telle ou telle façon à la réalité humaine qui lui est proposée.

Quelle est cette réalité humaine qui lui est proposée ? Il y a une énergie ontologique, une énergie d’être, de l’Etre qui demande à s’incarner, à devenir une énergie personnelle. « Comment, mais nous avons toujours entendu dire qu’il fallait devenir impersonnel ! » Ici il faut aller très doucement et réexaminer pas à pas le chemin qui est proposé à l’homme. Réexaminer la réalité humaine, réexaminer la manière dont la réalité matière-énergie-conscience nous apparaît, et par-là même réexaminer des valeurs, desquelles vont dépendre la manière dont je participe à la réalité.

Pour J.A.Wheeler, un physicien américain, nous sommes aujourd’hui dans un monde nouveau, un monde d’observation-participation. Sans nécessairement se plonger dans toutes les recherches contemporaines, il est souhaitable d’avoir rapport avec la physique nouvelle, ce sans quoi le travail intérieur sur soi-même ne serait peut-être pas totalement authentique, vrai, à jour. Il y a comme une observation de la réalité, de la matière et de moi-même. Je suis observateur, à la fois de la réalité extérieure de la matière–énergie–conscience, et en même temps j’ai un poste d’observation de moi. Il semble qu’il y ait un trait d’union entre observation–participation, et qu’il n’y ait de participation que selon l’observation, que selon la situation de l’observateur. « L’observateur modifie l’objet observé », du physicien Werner Heisenberg, rejoint la pensée de Krishnamurti, pour lequel l’observation ou l’observateur modifie ce qui est observé. Comment ferait-on pour participer s’il n’y avait pas une référence, un référentiel, un quelqu’un qui observe ?

Certaines traditions, venant généralement de l’Inde, insistent sur cette notion d’observation : comment peut-on observer sans observateur ? Que veut dire une observation sans observateur ? Qui est-ce qui observe s’il n’y a pas d’observateur ? Lorsque c’est un « je » qui observe, une conscience de « je », il y a un observateur, mais quand on supprime ce « je » observateur ? C’est la Conscience cosmique qui observe ! Cette Conscience cosmique, que l’on appelle aussi Esprit, occupe alors le rôle de l’observateur. Il s’agit donc de minimiser, de diminuer le rôle du « je » qui n’observe qu’à travers une conscience relative – thème approfondi en Inde par Shankaracharya, par Nagarjuna au 2eme siècle, puis par de nombreux autres.

Il y a une conscience personnelle et une conscience cosmique, ces deux consciences, ces deux réalités, ces deux façons d’aborder la réalité humaine fonctionnent simultanément. La conséquence immédiate en est que ces deux niveaux d’énergie ont chacun des activités similaires, mais non identiques. Le « je » de la conscience personnelle dispose, entre autres, de la mémoire, et la conscience cosmique possède, entre autres, une activité de mémoire.

Il ne s’agit pas de chercher un enseignement « définitif » et d’en conclure qu’il y a ceci ou cela à noter sur un cahier, puis de continuer à vivre son existence. Cela n’aurait pas de sens, ne serait pas sérieux. Je ne vous dis pas « Appliquez-vous à suivre une discipline et vous allez vous en tirer ». Non, vous ne vous en tirerez pas, c’est un écueil !

Il s’agit que l’homme soit submergé, totalement envahi, totalement effacé, par quoi ? Par l’éveil de son cœur qui l’a submergé d’Amour… Voilà ce que nous disent les traditions, voilà ce que dit une demande permanente de vous-même. Mais comment éveiller le cœur, comment faire pour que l’homme soit totalement amour ?

Sachant que la conscience personnelle qui a de la mémoire, va se trouver devant des problèmes d’enregistrement du « je » : de ma biographie, de ma vie, de mon passé, qu’elle va entrer en rapport avec le temps, avec la durée. Et que la conscience cosmique, qui a également une mémoire, va aussi enregistrer. Quelque chose est enregistré dans la mémoire cosmique, il est même probable que nous soyons morts depuis des millions d’années ! Le système humain est peut-être mort ? Et le tout est peut-être enregistré dans une mémoire cosmique, peut-être ne vivons-nous que dans une mémoire ? De la même façon que ma grand-mère vit aujourd’hui dans ma mémoire, que ma naissance, que mon passé, que certains éléments de ma vie ne vivent que par ma mémoire. Le « que » est d’ailleurs peut-être en trop : ils vivent par un processus de mémoire, par rétroaction, une rétroactivité qui fait revivre quelque chose qui n’existe pas, qui n’a plus d’existence. Cela n’empêche pas que le processus homme, la réalité humaine fonctionne avec ses lois, avec sa vigilance, avec son attention, sa conscience, avec son « je », qu’il existe par une sorte d’enregistrement, de reflet. De la même manière qu’il y a un enregistrement qui se fait par la mémoire.

Cela nous amène petit à petit vers un point où il s’agit d’incarner, de rendre actuelle une certaine énergie. Il semble bien que pour qu’il y ait ce débordement, cet excès d’amour, il faut qu’il y ait une incarnation, c’est-à-dire une actualisation d’une énergie ontologique qui demeurerait impersonnelle et qui ne concernerait que l’être. Il faut que nous ayons un vocabulaire assez précis, sinon on confond la vie, le vivant, l’être, la personne, l’acte, l’individu etc. L’être entre dans l’existence, mais l’être n’est pas la même chose que l’existence. Exister, c’est faire être l’Être, ce que l’on appellera l’Incarnation. Incarner une certaine énergie, c’est la rendre existentielle, la rendre existante. Il faut pour cela passer par une expérience de vie.

Il importe de mettre l’accent sur l’instant, le présent et le « je », qui constituent des points d’appui importants. Je ne suis « je » présent que dans l’instant. L’instant, c’est ce qui actualise. Ce qu’il ne faut pas confondre avec la convocation : « Soyez présents, soyez attentifs ». L’instant est une initiation à l’être, son point de départ est contenu dans son point d’arrivée. A partir de ce recul, au sein même du présent, le présent s’accomplit. L’évanescence de l’instant constitue sa présence même.

Le présent est un acte de retrait du présent en lui-même, il se rattrape dans un retard sur lui-même. Un acte de retour du présent dans le présent. Il s’agit que le présent rattrape le présent. Cela, on peut le sentir dans l’immédiat. Il en va de même pour l’instant. L’instant, c’est ce qui interrompt et renoue le temps. Le temps est appelé à remédier à l’excès de contact qu’accomplit l’instant. L’instant, c’est une coupure du temps. C’est un intervalle, qui est en même temps séparation et comblement. Simultanément, l’instant est coupure du temps et comblement de l’intervalle que l’instant a imposé. C’est une espèce de déchirure recousue. Il en est de même pour le « je », de même pour la présence.

Vous me direz que ceci demande une communication de moi-même avec moi-même, et que pour que je puisse percevoir cette présence et cette absence, il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui me perçoive présent et qui me perçoive absent. La communication est-elle un processus ou plutôt une lumière instantanée ? Que se passe-t-il dans une communication. Est-ce que je communique avec vous en ce moment ? Est-ce que vous pensez qu’il y a communication, parce que vous entendez des paroles qui ont une signification et que cette signification se volatilise dans votre esprit et devient du sens ? Ceci est une communication externe, extérieure, périphérique, c’est une communication avec un observateur de la communication, et à tout moment vous êtes capables de me dire « Je vous écoute et je sais que je vous écoute. J’observe que je suis conscient de vous écouter en même temps que je vous écoute ».

La communication ne passe pas par l’attention, et ne passe pas non plus par la signification. Elle est instantanéité et simultanéité d’être. C’est être calciné mutuellement ! La proximité calcine et régénère l’autre, nous sommes ensemble, avant toute communication. S’il n’y a pas un « être ensemble », il n’y a qu’une communication par l’extérieur, par le détour du mental. Le problème est que toute communication, si elle n’est pas intériorisée, va passer par le temps, par la mémoire, par l’extérieur, par l’observateur, par le périphérique, par le résiduel.

Qu’est-ce que le résiduel ? Il est généralement admis aujourd’hui dans la recherche fondamentale, que le résiduel c’est le psychique et le physique, qu’on appelle périphérique par rapport à un central, par rapport à un Vivant. Et le central, le vivant, l’acte créateur ou le mouvement pur, par l’exercice même de sa réalité crée un déchet, un périphérique, un observateur.

Qu’est-ce qui est périphérique ? Qu’est-ce qui est du psychique ? Là où il y a un observateur. Et là où il n’y a pas d’observateur, c’est le central. Pourquoi n’y a-t-il pas communication par le centre, c’est-à-dire co-existence, co-naissance, amour ? Parce qu’il y a une résistance ! L’observateur, l’observation, le périphérique est une résistance. Qu’est-ce que c’est que cette résistance ? Essayez de ne pas perdre le fil, le pied. Bien sûr, si l’on parle du Soufisme ou si l’on développe la théorie du Mahayana, on est beaucoup plus tranquille, on peut suivre ça avec sa raison, élargir sa connaissance historique et religieuse. Mais il s’agit d’être attentif, de percevoir sans percevoir. Une perception sans perception ! Sinon il y a compréhension, alors qu’il ne s’agit pas de comprendre.

Une perception, lorsqu’elle est incomplète, que ce soit la perception de soi, la perception d’une parole, d’une pensée, d’une pomme, elle va devenir observable, elle va nécessiter un observateur de la perception. Une expérience incomplète laisse une trace qui devient le savoir, un résidu sous forme de mémoire. Cela devient le connu, et le connu c’est le passé. La perception est incomplète si elle n’est pas suffisamment profonde, si elle n’est pas suffisamment réelle. La perception qui ne va pas jusqu’au bout de la perception, qui est donc fragmentaire, va permettre la présence de l’observateur. Et permettant l’observateur, elle va glisser dans la périphérie, enregistrée par une mémoire et donc être dépendante du temps. Le « je » est insatiable d’expérience. Mémoire, temps, « je », c’est la même chose. La perception est étrangère au temps, à la durée. Y a-t-il une perceptivité où l’observateur est totalement absent ? Ne nous disons pas qu’il y a « une réalité intemporelle et qu’il y a une réalité temporelle ». L’important est : comment vivez-vous cela, avez-vous avez vécu cela ?

D’une façon générale, c’est la pensée qui entre en action quand nous disons l’intemporel ou le temporel. C’est une pensée et non pas quelque chose qui est vécu, qui est vivant. « Dans la profondeur de mon être il y a l’intemporel », mais montrez-le moi ! Autre chose est de savoir qu’il y a une liberté et d’être attentif à tout ce qui pourrait amener cette liberté, et autre chose est de participer à la liberté. Comment ? Par un saut hors de soi. C’est le saut hors de soi qui est liberté et non pas quelque chose qui est pensable. C’est la sortie de soi qui est liberté. Mais pour qu’il y ait sortie de soi, il faut qu’il y ait entrée en soi, il faut qu’il y ait « je ». Pour qu’il y ait participation à ce « je », il faut qu’il y ait Incarnation, pour user d’un terme chrétien. L’incarnation, c’est le passage par la Personne, – c’est quelque chose auquel je tiens énormément. Et le passage par la Personne, c’est le passage par la parole. Et le passage par la parole, c’est le passage par le visage. On ne parle qu’à un visage. Pourquoi ? Le visage est le premier vis-à-vis, la première manifestation de l’inviolable manifesté, de l’inviolable, de l’inconnaissable, de l’indicible. Le visage se donne à voir et se retire par le fait de se donner à voir.

Il faut rappeler ce mot si beau de Niffarî, un poète soufi « Essaye, dit Dieu, d’annihiler ma Présence en toi, afin de saisir mon Absence en toi ». C’est une présence absente, qui va être le leitmotiv du travail intérieur. Quelque chose qui, en se montrant, se dérobe. Il est important de saisir cette notion de présence, parce que nous sommes de temps en temps touchés par une présence qui est comme insolite, qui ne nous appartient pas, qui nous est étrangère et qui pourtant nous affirme en tant qu’identité. Cette présence va être le point de départ d’une réalisation intérieure, d’un contact où la présence me vide totalement de moi-même. Et c’est dans ce vide que la présence opère en moi, et c’est dans cette absence que resurgit la Présence. C’est le sens du mot de Niffarî. Il s’agit de saisir, de me saisir dans mon absence, dit-il en lui-même à Dieu, à l’énergie profonde.

Il y a comme une double action de l’instant. Instant, présence et « je » étaient sur la même ligne, ces trois forces ont le même profil. Il y a quelque chose qui est un vidage, une énergie vidante, centralisante pourrait-on dire par rapport à la périphérie. Cette énergie centralisante me place dans un centre qui se dérobe constamment comme centre et qui, dans ce vide, s’installe. Il y a donc une double activité de la Présence : vidage et remplissage. Vide qui est plein, que vous connaissez du système taoïste de Zhuang Zi, de Lao Zi, de Lie Zi. Cette activité-là, il s’agit de la vivre, et non pas de disposer de moyens «  Comment faire ? Comment fait-on ? »…

Une première approche est la remise en question de notre identité. Qu’est-ce que c’est ce « je » ? Le paradoxe de l’identité est un paradoxe très important, qui est le point de départ au seuil de toute réflexion, de tout travail, de toute initiative, de toute initiation. Je suis A, mais A (« je ») est en même temps non-A (autre). S’il est en même temps A et non-A, il faut qu’il y ait un A qui soit la référence à ce processus d’échange ou de dés-identification de l’identité, vers une indétermination toujours croissante. Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui soit témoin, voilà un mot important, que A est à la fois A et non-A. Mais ce témoin a besoin qu’il y ait A et non-A pour être témoin. Il faut donc qu’il y ait témoin du témoin, et ainsi de suite, à l’infini. Il faut constamment un référentiel.

Dès le départ, le paradoxe de l’identité est un paradoxe pour la raison, mais pas pour la perception directe, pas pour le contact direct avec votre identité, qui est insaisissable. En tant qu’identité séparée elle est un paradoxe pour le pensable et pour l’éprouvable. Mais elle ne l’est pas pour une immédiateté de la perception. Il y a un niveau où l’identité est un paradoxe, où il faut constamment une référence, un référentiel, quelqu’un qui soit témoin de ce qui se passe. Et un autre niveau où elle n’a besoin ni de témoin, ni de témoignage.

Ceci nous met sur la voie de la pensée, disons transcendante, transcendante, comme ce qui « dépasse ». Vous êtes ici, posés sur votre chaise, stylo à la main ou avec votre attention. Mais vous êtes « plus » que ce qui est posé sur la chaise. Vous êtes « plus » que la personne qui tient un stylo. Toute chose existante est posée dans l’être, sans que ce soit de la métaphysique. Tout ce qui est posé, que ce soit la réalité, que ce soit un trou noir, est pensable et impensable, toute chose est « plus » qu’elle n’est. Elle est transcendante, et se dépasse elle-même par le fait d’être ce qu’elle est. Vous êtes ce que vous êtes, homme et en même temps vous êtes plus que homme. Vous êtes « je » et vous êtes plus que « je ». Mais attention, vous ne commencez pas par être plus que « je ». Il faut qu’il y ait « je » et maintenir ce « je », afin que ce « je » soit dépassé par le fait d’être « je ». Il y a un dépassement, une transcendance, simultanément avec toute immanence, avec tout ce qui est.

As-sûfi lam yukhlaq « Le Soufi n’a pas été créé », il est Un avec l’acte créateur, tel qu’il était dans son état de non manifestation. Double plan par sa personne, à la fois manifesté et non manifesté. Double vie sur deux plans qu’on appellera dans le soufisme Insân Kâmil, l’Homme Parfait, ou Adam Kadmon, ou Anthropos teleios, l’homme achevé, accompli, dans les traditions. Non pas un homme qui totalise toutes les possibilités principielles, mais qui les actualise. Celui qui a pris conscience des deux plans de sa manifestation naturelle. Ce que l’on ne peut pas ramener à « l’homme du double plan », du plan intuitif et du plan de la raison, en disant que nous serions faits d’une intuition et de la raison, que nous pouvons penser, dire « cogito » et que nous pouvons en même temps avoir une perception intuitive, directe. Il faut vite dépasser cette notion de « l’homme du double plan », pour arriver à une réalité humaine centrale, unique. Comment arrive-t-on à cette participation à l’être, sans passer par les subordonnés, par la périphérie, par les émotions, le psychique ? Comment s’opère-t-il ce saut à l’intérieur de soi-même ?

Dans les traditions, dans votre réalité, dans votre vie, vous avez pu prendre conscience, si vous n’êtes pas trop mental, ni trop actif…, dans le non agir vous avez peut-être senti qu’il s’agit d’une chose centrale, qui est l’éveil du cœur. Toutes les traditions tendent vers ce qu’on appelle l’éveil du cœur et tendent vers un enracinement, non pas dans le cœur, mais dans cet éveil. Ici le cœur ne doit pas être compris comme l’organe qui secrète des sentiments, le point d’activité et de génération des émotions. Ce cœur-ci est un centre de perception que l’on peut confondre, que l’on doit confondre avec l’état d’éveil. Le cœur est l’éveil et l’éveil c’est le cœur. Ne disons pas « J’ai du cœur, je suis généreux ». Non, l’éveil du cœur est un absolu, c’est la conséquence de « l’enracinement dans ma véritable nature » !

Ma « véritable nature » dans le taoïsme, ou « ma nature propre » dans le bouddhisme, c’est l’usage que je fais de ma vie. Il n’y a pas une nature toute faite qui serait au fond de mon cœur, au fond de mon être et qui serait plus vraie que ce que je pense, que ce que je sais de moi. La véritable nature est une action, une activité, c’est l’usage que je fais de ma vie. Ce n’est pas la manière dont je vis, c’est l’usage que j’en fais. C’est la manière dont j’exerce le fait d’être vivant. C’est par ce fonctionnement, par cet usage que je fais de ma vie que s’opère l’éveil du cœur, que va naître en moi un organe qui est l’organe de la participation à l’énergie profonde, à l’acte créateur, à l’énergie divine. Quel que soit le vocabulaire retenu, ces mots sont interdépendants et disent ici la même chose.

Il s’agit donc d’une activité. Comme si un centre de moi, non pas au centre de ma personne – car il n’y a pas de centre dans l’être, il n’y a qu’une recherche de dépassement du centre, par une espèce de prise de conscience, par une « silenciation », une mise au silence de mes activités psychiques, de mes désirs, de mes instincts, de ma biographie – allait se trouver pouponné mon « embryon », dans le sens de « la Fleur d’or » des taoïstes. L’embryon, ce nouvel état, va se mettre à être nourri, à être « grandi ». Ne considérez pas l’éveil comme quelque chose qui survient brusquement à la suite d’un son, d’une parole proférée, de quelque chose qui a été brusquement compris, saisi, apprécié. C’est toute mon existence qui est en jeu. Et tout le reste est factice. Tous les enseignements, toutes les traditions, toutes les pratiques, tous les exercices sont inopérants, factices et alourdissent le travail de recherche fondamentale, le travail fondamentalement inessentiel, gratuit, inutile. Ce travail, c’est celui des fakirs, des disciples…

Il y a là un retrait dans une humilité, retrait qui est mitoyen de pauvreté et d’amour, sans lequel il n’y a pas de percée, il n’y a pas de brèche possible dans cette espèce de carapace, de cuirasse que constitue la personne, le « je ».

Je vous parlais du visage qui manifeste la personne, qui fait que je puis dire : c’est une personne, lorsqu’elle a un visage. Vous direz  « Comment, c’est personnel ». Oui et non à la fois. La personne c’est un niveau supérieur de l’individu, on peut dire que c’est le haut de gamme de l’individu, l’individu étant le bas de la gamme. La personne requiert certaines qualités comme la responsabilité, comme la loyauté, la dignité, des qualités humaines que nous connaissons par les dictionnaires. Tant qu’il n’y a pas de passage par ces qualités humaines, il n’y a pas de Personne. Il n’y a pas de visage. Il n’y a pas de parole. Il n’y a pas de présence. Tout se tient ici comme dans une bobine, un fil continu tient tout l’ensemble. Et lorsqu’il y a responsabilité, quand cette personne a un visage, elle est responsable des autres visages. Comment ? La notion de responsabilité est très importante. Je suis homme et je suis responsable de tous les hommes. Si je ne suis qu’un individu séparé, je peux me dire qu’ils se débrouillent, ou que je vais faire quelque chose pour eux, que je vais leur donner de l’argent ou du pain, mais je ne suis pas co-existant avec eux.

Il faut signaler ici le très intéressant travail d’un médecin et physicien américain, le Dr. Larry Dossey qui, dans son livre « Temps, espace et médecine », développe l’idée que la maladie d’un homme est la maladie de tous, qu’on ne peut pas soigner une maladie chez un individu, sans que l’on soigne aussi toutes les maladies qui sont chez tous les individus. Que l’on ne peut pas considérer une maladie séparée chez un individu séparé, et qu’il y a comme un malentendu : c’est par une mauvaise perception et une mauvaise interprétation du temps, de l’espace et de la conscience de soi qu’il y a cette difficulté à être, à exister.

Il faut porter sur soi une attention particulière, qui est bien plus qu’une attention mentale d’observateur. Pourrait-on dire que cette attention que vous portez à vous-même, elle serait les événements qui font votre existence ? Elle est ce que vous vivez ! Non pas ce dont vous êtes témoin dans votre vie, mais ce que vous vivez réellement. Et ce que vous vivez réellement, vous ne le savez pas ! Aujourd’hui nous disons que l’homme est interdépendant, en interaction avec sa culture, avec son environnement, qu’il est selon sa culture. Or, la culture c’est l’homme qui l’a faite et la culture fait l’homme. Ceci crée une objectivation, une localisation, vous vous trouvez donc dans un lieu. Lorsque vous vous trouvez dans un lieu de vous-même, vous êtes dans un certain état. Il y a là la résultante de la dépendance de l’homme à sa culture et de la culture à l’homme. Il en résulte un état, un résumé, pourrait-on dire, ou le quotient du rapport qu’il y a entre la culture et l’homme.

Or, lorsque vous vivez dans un silence mental, vous vous apercevez qu’il y a quelque chose qui préexiste à l’état, quel qu’il soit, état d’amour, état de souffrance, qui est un non-état dont émane l’état connu et reconnu. Quelque chose d’intérieur et d’antérieur à l’état, qui préexiste à l’état, qui génère l’état, à quoi va revenir l’état. Une espèce de voie sans issue, une impasse où ne circule plus l’état, où l’état n’est plus en mouvement, en activité. Ce non-état est immobilité et silence.

De la même façon, lorsque vous êtes chez vous – non pas à votre adresse, vous êtes chez vous lorsque vous êtes dans un état de sincérité- il y a un passage obligé par l’immobilité et le silence. Immobilité et silence sont de très grande importance pour essayer de décrypter cette réalité humaine dont nous parlons. Dans l’immobilité et dans le silence, une certaine énergie est en pleine activité, que vous pouvez ressentir dans un retrait, par transparence. Quand vous êtes dans un état d’immobilité, vous devenez transparent, et quand vous êtes dans un état de silence, vous devenez transparent. Transparent à quoi ? A une énergie, à une réalité qui ne transparaît que lorsqu’il y a une immobilité et un silence. Peut-on approcher, contourner cette immobilité et ce silence ? Pour parler ici d’une manière intellectuelle, ou pudique, on pourrait dire que c’est un état d’isolement de vous-même avec vous-même. Vous êtes comme isolé dans votre être et par votre être même. L’isolement, très loin du « caisson » de John Lily, c’est se sentir rivé à l’être. Définitivement rivé, je ne peux pas m’empêcher d’être ! Ce qui crée un isolement, une solitude dont vont émaner l’immobilité et le silence. Pour ainsi dire c’est mon contact avec l’être, le fait que je ne puisse pas être autrement qu’être, qui est ma véritable immobilité, mon véritable silence.

Nous disons aujourd’hui, bien que ce soit faux, que c’est une prise de conscience. Elle dépasse l’état physique d’immobilité et l’état mental de silence. Le silence mental que vous vous obligez à maintenir n’est pas le silence intérieur. Le silence intérieur est cette mise face à face. Pas avec quelqu’un. C’est un face à face de votre intime avec lui-même. Essayez bien de suivre ça et voir que ce face à face avec votre intime est un déchirement de l’intime, parce qu’il n’y a pas de face à face possible avec votre intimité. Ce qui conduit à une chose essentielle : c’est ce déchirement qui est la Présence. Cette Présence me coupe de moi et elle me relie à moi, comme tout à l’heure l’instant me coupait du temps et me reliait au temps. Une activité toujours comme paradoxale, apparemment opposée. Ce qui me coupe c’est ce qui me lie.

C’est ce qui me sépare de moi qui me remet en contact avec moi. C’est ça le silence. On dira qu’un silence cosmique s’installe à la place du silence de mes activités mentales et fonctionnelles. L’énergie cosmique, c’est une notion trop vague, éloignée de moi. Je préfère la remplacer par « le secret de la personne ». Voilà quelque chose qui est immobile, qui est silencieux. Ce secret de la personne est intouchable et intouché par la culture ou par le rapport de l’homme avec son environnement. Il ne fait pas partie de la nature, ni de ma nature. Ce secret est hors de la nature et de ma nature.

Pour aller plus loin, on peut essayer de toucher la préexistence d’un silence dans ce silence même. Comme je vous le disais, il y a une préexistence de l’instant dans l’instant. Dans l’instant que vous vivez il y a un avant l’instant dont l’instant que vous vivez est une conséquence, une projection et un déchet. Ce processus de rétroaction est important. Pourquoi ? Parce que dans l’intervalle entre ce qui existe et ce qui préexiste à ce qui existe, il y a comme un espace vide, un intervalle, une suspension. Comme si la conscience était suspendue, comme lorsque l’on dit « suspends ton souffle ». Cette suspension est le lieu de l’Amour. C’est là où se trouve l’éveil. Ici vous voyez la dialectique de l’absence et de la présence, c’est ce retrait qui prépare le comblement, qui prépare une plénitude qui fait qu’il va y avoir un état particulier appelé amour, ou cœur ou éveil. Cet état d’amour, cet état d’éveil n’est pas un moment fixe dans la durée, c’est une activité créatrice. Activité que l’on peut mettre en mouvement par une sorte d’attention diffuse, une espèce d’attention non attentive et qui, une fois mise en mouvement, affecte toutes les modalités de l’existence. Elle affecte, pose sa trace sur tous les événements, sur tous les actes de la personne.

C’est un moment, une phase tout à fait importante qui attend que vous soyez désencombrés des mouvements émotionnels, des mouvements mentaux. Et surtout, que vous soyez désencombrés de la volonté d’y mettre un ordre, par des injonctions telles que « organisez mieux vos émotions », « organisez mieux vos énergies ». C’est un chemin qui passe par un enracinement de la personne dans le cœur éveillé. Ce que les traditions appellent la « grande compassion ». Qui a été banalisée en : « Compassion ? Ah oui, j’ai de la compassion ». Non, il ne s’agit pas de quelque chose de vague, mais d’extrêmement aigu, d’extrêmement blessant, tranchant. Il s’agit d’une opération qui touche le vif, le Vivant du sujet !

Il y a une différence entre l’homme physique, profane, le « Pashût » et l’homme total, « le Pûrûsha » selon la tradition de l’Inde, appelé Insân Kâmil dans le Soufisme, qui est la Personne complète, totalisatrice. Complet ne veut pas dire parfait, cela veut dire que la personne possède en elle toutes les possibilités de réception, de réceptivité de certaines énergies qui auront à passer par l’état de la personne. J’aimerais que nous comprenions bien ensemble que les énergies que l’on appelle les énergies Principielles ou les Possibilités, ces potentialités doivent passer par l’état de la Personne qui va leur donner consistance, qui va leur donner leur statut, leur réalité, leur impact, qui sont liés à la présence de l’Autre en soi. La responsabilité pour autre que soi-même.

Je crois que l’éveil du cœur est cet écho, cette résonance morphique pour ainsi dire de l’Autre en soi, ce qui se traduit trop vite par « Aimez-vous les uns les autres », « Aime ton prochain comme toi-même ». Il ne s’agit pas de disserter sur ce que cela veut dire. Il faut entrer plus profondément dans le processus, dans le mouvement même. C’est parce que nous n’avons pas la possibilité, la hauteur, la profondeur, la dimension nécessaire pour vivre et réaliser ce dont nous parlons, que nous avons fait de ces opérations, de ces processus une morale : « Faites du bien autour de vous », « Entrez en communication », « Parlez aux autres », c’est du périphérique.

Tout ce que nous disons plus ou moins par touches, est vécu par vous. Cela fait partie de ce qui peut être vécu et constitue les expériences. Les expériences sont sous l’œil de l’observateur et sont du domaine du périphérique. L’Expérience, avec majuscule, serait quelque chose qui effacerait toute expérience. Elle ne doit pas être confondue avec des expériences, c’est-à-dire la perception des états, généralement des états psychiques, émotionnels, des états d’orgueil, etc. L’Expérience appartient au cœur et entraîne tout l’homme.

Quand vous êtes en contact avec quelqu’un, vous pouvez remarquer que l’écoute peut déclencher une mémoire ou, au contraire, peut être un effacement. Une certaine écoute est enregistreuse, dans le fait de la maintenir il y a le « je », le temps, et à un niveau plus profond la même écoute est effaceuse, elle est annihilante, elle gomme.

Nous utilisons l’attention comme l’écoute. Une certaine attention au corps fait ressentir le corps. Mais, tremper le corps dans une attention plus profonde cesse d’agiter le corps, et cesse de faire ressentir le corps, et le corps se déconnecte de la pensée du corps qui le maintient en activité corporelle. Déconnecté, il fait partie d’une matière universelle. Connecté, il est le corps sous la dépendance de mon « je », de mon mental, de l’image que j’ai de lui.

Tout ceci est extrêmement simple, il faut seulement de temps en temps, et c’est pourquoi je suis là aujourd’hui, raviver ces choses qui couvent en chacun. Il s’agit d’activer quelque chose qui vit en état de cendre, mais qui existe, qui est là, présent, accessible à tous. Je dis parfois qu’il y a peu d’appelés mais beaucoup d’élus. Peu d’appelés car l’on se dit « J’ai des hésitations, je vis mal ». Mais dans le contact par le périphérique, par le résiduel, il y a beaucoup d’élus, des êtres qui parviennent à cet état de Personne. Sans passer par une espèce de crispation de l’ego face à lui-même en vue d’un travail sur soi, de reconnaître quelque chose à l’intérieur de soi, de voir plus clair et d’agir. Les appelés font partie d’un groupe et effectivement, il y a peu de groupes par rapport aux six milliards de personnes qui sont dans le monde. Mais il y a des élus, des gens qui sont en contact invisible. En contact par le déchet, par la périphérie et qui entrent dans cette voie de l’humilité, de la pauvreté, de la simplicité.

Nous utilisons naturellement la pensée, la parole. Il y a une parole qui est dissipatrice, qui dissipe une certaine énergie, puisqu’elle la morcelle en en parlant. Mais peut-être que sans ce morcellement, sans cette fragmentation, il n’y aurait pas conscience de cette fragmentation. Pas du tout parce que la fragmentation amène une certaine angoisse, un désordre, un état chaotique, mais parce que la fragmentation donne une jouissance, elle donne une nourriture. Il y a comme une résonance qui s’établit entre cette jouissance qui vient de la fragmentation, qui vient de mes désirs, de mes demandes d’être comblé, d’être assouvi, il y a une résonance avec une jouissance inassouvissable. Jouissance, mais sans assouvissement possible. Une jouissance qui va être dégrisement. Nous avons une jouissance qui vient des désirs, même du désir de silence, de l’absolu, du désir de Dieu, une jouissance qui est ivresse. Puis, cette jouissance va entrer en résonance avec une jouissance qui est dégrisement. Je suis dégrisé de ce qui me grisait, c’est-à-dire de ma jouissance. Ceci est une autre forme de jouissance. Toutes formes donnent nourriture et jouissance.

Le périphérique, lorsqu’il est vraiment périphérique, fragmentaire, résiduel, concerne, par sa qualité de périphérique, le central, le Vivant. Par le fait qu’il y a une sorte d’unification sous-jacente qui sous-tend l’ensemble de la réalité humaine. L’ensemble, que l’on pourrait appeler de la réalité vide ou de la réalité pleine : l’ensemble de « Sûnyatâ ».

Tout ceci étant pesé, le travail peut commencer. Sinon, nous nous engageons sans avoir reconnu et inventorié les possibilités dont nous sommes l’action à tous les niveaux. Il s’agit de mettre en mouvement, c’est-à-dire actualiser, de rendre actives toutes les possibilités du Vivant. Il n’y a pas de recette, il n’y a aucun moyen.

Autre chose est un certain lyrisme ou un certain sérieux dans le travail que vous faites sur vous-même, et autre chose encore une espèce d’abandon, de lâcher prise. Jusqu’à ce que vous touchiez comme une pierre de touche à un certain moment, qui est une mise à nu, une mise à découvert d’une sincérité, que vous touchez par le fait qu’elle se dérobe constamment à vous. Cette sincérité, qui glisse entre les doigts, est un premier contact avec une intuition spirituelle. C’est ce que j’appelle Présence ou Instant. Seule la Présence, que l’on appelle aussi Dieu en soi, est capable d’initier à l’Essence. Tout le reste est factice et vous trompe.

Vous cherchez à vous tromper vous-même, prenez-en conscience le plus vite possible, parce qu’il y a la question du temps. Il faut faire vite, c’est une question d’énergie, de rassemblement d’énergie et de rassemblement dans le temps. Il y a une énergie qui vous disperse et il y a une énergie qui est concentrante. Il faut en avoir beaucoup pour repérer et opérer ce saut, pour réussir cette percée, cette brèche.

Notre existence dans le monde n’est pas une chute dans l’inauthentique ou une évasion de notre destinée profonde. Elle n’est que l’amplification de cette résistance à l’être anonyme par laquelle l’existence devient Conscience.

Conférence à Vienne – Centre « Art-As », 27 avril 1985