Obstacle à Henri Michaux
Il a suffi de ce « Tut ! Tut ! crié d’un souffle d’ailleurs retenu ». À présent, serré de près Henri Michaux. Hardiment questionné en tout cas. A cet enfant adultérin on a trouvé des parents, à ce prodigue une mesure. Son allégresse, sa férocité, sa tendresse on les a reconnues, sa lucidité, sa syntaxe de piano-fou et, bien sûr, sa façon à lui de s’aborder, d’aborder les choses, sa façon de mettre à nu avec sans-gêne et pudeur, d’un mot à peine frappé, mais sans appel. Son naturel ? Vigilance de combat plutôt, éclair du regard qui donne à toute son œuvre présence et gravité, provocation aussi, défi lancé aux choses pour qu’elles se montrent. Monstres ainsi apparaissent souvent, situations intenables, impalpables Meidosems, par naturel, le premier hallucinogène dont se soit sans doute réellement servi Henri Michaux. Jaillissement irrépressible de feu, sa spontanéité, centre de soi tonnerre, son naturel. Du fond de l’abîme, son allégresse… Mais c’est son embarras, peut-être, qui m’a le plus frappé, de lui alors quelque chose déborde qu’il ne sait pas manier. Dans son œuvre aussi cette sorte de gaucherie par excès qui du même coup a gauchi toute la poésie.
Serrons d’un peu plus près. D’où vient qu’il tient si difficilement dans la littérature ? Devant son œuvre la poésie s’interroge sur elle-même. Le langage est mis en cause, à peine s’en est-il servi pourtant. On parle de modernité, de passage d’un temps à un autre, d’homme nouveau. Eh bien ! précisément Michaux, oriental, asiatique par bien des côtés, par la profusion de vie, par la qualité de vie, par le goût de l’expérience, du concret, par la rapidité, par l’observation patiente, par la main surtout, Michaux, je crois, est un homme qui a su donner modernité* à l’expérience de soi. Aux techniques orientales de libération et de connaissance, il a ouvert de nouvelles portes. À l’Occident exilé il redonne passeport. Homme nouveau il l’est par ce passage en lui-même ouvert, ouvert à tous. De facture orientale, disions-nous, cette perfection non montrée, cette écriture dense et tenue, paresseuse et sûre, d’un seul coup jetée, parfaitement ajustée à l’humeur, sensible au moindre tressaillement intérieur, et aussi ses descriptions précises, voraces, devrait-on dire. Elles sont de qui a vu, a su laisser venir à lui, n’a pas cherché, est resté immobile.
Cet insouciant et libre vagabondage, ce surgissement ininterrompu du monde et simultanément cette résorption en soi si caractéristiques sont de qui sait se maintenir dans une conscience profonde, sont de qui s’est donné à la grande expérience, de qui enfin a réussi la percée par où le jour à flots.
Cet aventureux, cet insoumis, ce jeune marin de plein vent parti vers le large s’est trouvé plaqué contre le grand secret : Le tricot est là, tout fait, partout. Poésie illuminative d’Henri Michaux, poésie rayonnante. L’énergie spirituelle, toute énergie, se communique par rayonnement. Distributive d’elle-même pour se régénérer. Par dilapidation sans cesse enrichie. Doué de cette énergie mise au secret du cœur en chacun de nous, et pour l’avoir libérée, Henri Michaux possède de quoi surprendre.
Dans un temps vieilli, lorsque l’homme courbé ne sait plus puiser nourriture, plus aigu, sachant mieux faire converger ses forces, est appelé. Dressé, vivant exclusivement de sa propre graine broyée, un poète alors surgit. Jeunesse est retrouvée à l’Eurêka, à l’arrivée, entre centre et absence, dans le nid de bulles.
Mise à feu des résidus des expériences antérieures, l’œuvre d’Henri Michaux est du même coup mise au jour d’une expérience sans fin ni commencement. Fleur-immédiateté sa poésie. Et seule la limpidité du regard immergé en soi lui donne cet éclat, cet inaccoutumé. Limpidité d’Henri Michaux. Mais d’où vient aussi que chacune de ses phrases, voilée, contenue, portée un instant en lui avant d’être criée, comme frappée en même temps sur un tambour d’accompagnement, répercutée ailleurs, réveille l’écho sans cesse interrompu d’un chant insistant. Poème ininterrompu, à cette paix profonde, toujours présente, jamais trouvée, à elle-même obstacle, Henri Michaux mille fois brisé.

Mounir Hafez, Cahiers de l’Herne, Henri Michaux – 1966
* Modernité n’est pas nécessairement dans les temps modernes. Modernité se dissipe et se reconstitue librement, se pose n’importe où. Il y a modernité dans la bataille de Marignan (mais pas dans la prise de Constantinople), modernité est tout de suite reconnaissable, indiscutable. Cadence à danser. Battement à l’unisson dans les profondeurs qui brusquement fait surface. Sorte d’insolence, vérité. Façon de se poser en face de soi-même, en face des choses. En art, en politique, dans la rue, il y a modernité, dans certaine épaule de jeune fille, dans le sourire de Bouddha il y a modernité. Henri Michaux est inséparable de modernité. En Michaux comme dans la modernité quelque chose se rassemble un instant et cristallise pour prendre la lumière avant de redevenir eau.