Mounir Hafez : « Que serait une doctrine sans pratique dans le quotidien ? ».
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CEUX qui sont entrés dans la voie du Soufisme, les soufis ont décidé de se différencier des autres membres de la communauté musulmane pour un approfondissement, une intériorisation de la révélation, mais en se basant sur un mode de vie. Alors, vous voyez tout de suite que certaines valeurs vont donner accès au sacré. Par ailleurs si nous revenons au dogme, le sacré donne accès à certaines valeurs.
A ce sujet, j’aimerais attirer votre attention sur la notion de rythme, c’est-à-dire d’échange entre deux pôles, jusqu’à ce que cet échange aboutisse à une nouvelle réalité, à un nouveau niveau d’être. Ainsi, ces ascètes, ces soufis n’ont pas été du tout en rupture de foi, dès le début. Ils se sont simplement séparés, et, ce qui est intéressant dans ces communautés, c’est que ce sont des hommes qui se groupent en petit nombre autour d’un maître, d’un cheikh. C’est une relation maître-disciple …
Une série d’expériences qui sont comme autant de petits flashs ont été rassemblées par les grands métaphysiciens mystiques de la belle période du soufisme. Ainsi, Ibn Arabi, Jili, Rûmi étaient à la fois des penseurs et des expérimentateurs. Il y a une continuité : où s’arrête la foi et où commence la connaissance directe, le contact direct ? Est-ce que le contact direct ne donne pas un sens plus profond à la foi? Est-ce que la foi ne permet pas un contact direct ? (…)
Si l’on fait une expérience intérieure très difficile à définir, on revient vers le dogme. Le dogme prend alors un sens. Il y a une réalité parce qu’il postule quelque chose que je vais retrouver dans l’expérience mystique. Une des caractéristiques du travail ce sera une pratique, une technique de mémorisation. Il s’agit de voir un peu plus profondément cette notion de répétition et de souvenir. Si vous-même vous essayer de faire fonctionner votre mémoire, c’est-à-dire que vous essayez de revivre des choses qui se sont passées dernièrement dans votre vie, vous n’arriverez qu’à ressusciter un état d’être dans lequel la mémoire ordinaire fonctionne. Un des exercices du dilaz consiste à éteindre la mémoire ordinaire dans le silence. Comme dans la méditation, par exemple. La mémoire c’est l’idée que j’ai de moi, l’idée que j’ai de mon corps, l’idée que je suis mes pensées, l’idée que je suis mes émotions. Cette mémoire va s’abolir, s’éteindre dans une zone de silence. A partir de cette zone, de ce point nul, s’ouvre une nouvelle mémoire, que l’on appellera la mémoire de Dieu. C’est une mémoire qui essaie de revivre ce qui n’a pas encore existé et c’est le tissu même de mon existence. Alors ces techniques ont été élaborées, affinées constamment au cours des âges par des penseurs et des gens qui pratiquaient une certaine forme de vertu. Sans la vertu, il n’y a pas de possibilité d’expérience intérieure.
Dans une mosquée, vous avez un lieu, une forme, une direction que l’on appelle la Kibla qui sert de réverbération pour la parole. C’est-à-dire l’exaltation de la parole divine pour qu’elle entre en exaltation dans le cœur du fidèle. Cette direction indique la direction de la Mecque, l’unité. Je suis tendu vers l’unité, vers l’interaction de tous les processus dont je suis un moment dans mon état profane et dans ma chair profane et ma chair sanctifiée. Là aussi il y aura une différence selon cette force qui doit être mise en action par le mystique et qui est la Umma, pivot de la mystique, c’est-à-dire cette énergie du cœur. Cette puissance créatrice du cœur, qui est capable de métamorphoser et de recevoir, de dissoudre et de recréer une énergie.
Cette notion importante c’est cette dissolution, dispersion et rassemblement. Nous retrouvons cette faculté, cette puissance de cet organe de la physiologie subtile, de la physiologie nouvelle du mystique qui l’a conquise. C’est une conquête spirituelle. Et bien, cet organe est en mesure de modifier l’information et l’énergie qui entre et ressort transmuée. C’est difficile de parler de l’esprit d’une façon générale. On doit lui donner naissance. Nous pouvons illustrer cette idée par une citation de Al Hallaj: « Mon cœur en ses secrets est une vierge où seule pénètre la présence du Seigneur pour y être conçue ».
Je dois me présenter vierge afin de recevoir une énergie qui va croître, se développer. Cette notion de développement est importante. Alors il y aura ensuite, conception. Donc laisser être, comme le dit cette science exacte qu’est le soufisme. Ce n’est pas du tout une science de poète, de rêveur, c’est une science de scientifique, de technicien, très claire et précise, et qui se vérifie constamment par le cœur, par les effets dans le cœur, dans le contact que nous avons avec le monde et avec les autres. A la participation que nous avons à leur souffrance d’une façon générale.
Dans l’Islam, il y a aussi une notion importante, c’est la norme humaine primordiale, c’est l’homme naturel, qui s’identifie à ses pensées, à ses passions, et qui se réduit finalement à être un homme qui pense, qui sent et qui a un corps. Alors cette norme est comme une réalité humaine qui englobe l’homme. Dans la mentalité hébraïque on dira que la nature humaine est donnée à l’homme pour qu’il en fasse quelque chose, mais la nature humaine n’est pas l’homme. Et dans l’entité humaine globale il y a comme un nœud, un petit quelque chose qui est irréductible, qui ne se dissout jamais et qui est la réalité humaine précise que nous appelons l’humain ou le mystique. Cette notion extrêmement importante va traverser comme une onde toute la pensée, toute l’expérience mystique.
Alors, que serait une doctrine sans pratique ? Pas une pratique solitaire mais une pratique dans le quotidien ?