Témoignages de Armel Guerne

Témoignage indirect de Armel Guerne, par Emil Cioran.

Un après-midi sans précédent

Ce qui me séduisait chez Guerne, c’étaient ses contradictions, ses éclats et ses refus, sa manière d’idolâtrer et surtout d’exécuter les écrivains d’aujourd’hui ou de n’importe quand. Il ne reculait devant rien. Persuadé qu’une traduction doit être supérieure à l’original, il s’attaqua aux sonnets de Shakespeare avec une fièvre qui tourna en exaspération. Comme on lui avait demandé, il y a une trentaine d’années, de traduire Macbeth, la version qu’il avait donnée du premier acte fut jugé scandaleusement libre et en conséquence rejetée. Il eut cette réplique : « Shakespeare écrivait ses pièces comme nous écrivons nos articles, en vitesse et sans se prendre au sérieux. » On imagine l’émotion de l’éditeur.

En dehors des mystiques pour lesquelles il avait une grande prédilection et des rares poètes qu’il aimait avec une frénésie bien à lui, tout lui répugnait. La rage fut la constante de ses jours. Pourtant il accédait parfois la sérénité ou plutôt à une étrange passion sereine. Je songe à un après-midi inoubliable où il m’a parlé pendant à peu près trois heures d’un ami de jeunesse – que j’ai la chance de connaître. J’hésite à dévoiler le nom du dieu. Je dis bien : Dieu. Jamais un être ne m’a décrit en termes pareils un autre être. J’écoutais émerveillé et… stupéfait. Comment un esprit si irrévérencieux et acerbe, si impitoyable dans ses jugements, comment cet exterminateur en paroles, pouvait-il tracer d’un mortel un portrait entièrement admiratif, presque extatique ? Par des questions légèrement perfides j’essayai à plusieurs reprises de tempérer sa ferveur : peine perdue, il continuait de plus belle. J’assistai à une évocation… intemporelle : une amitié finie depuis longtemps mais secrètement vive, toute une partie d’une existence projetée dans l’absolu. J’étais conscient que jamais Armel n’avait parlé ainsi de qui que ce soit, et que ce moment unique resterait comme le sommet de sa vie, et, dans un certain sens, de la mienne, puisque je ne pense pas qu’il me soit donné d’assister jamais à une apothéose pareille.

Ce qui était bouleversant et presque surnaturel dans cette séance, c’était le mélange d’acharnement et de sourire avec lequel vous était révélée une figure connue, miraculeusement exempte de la moindre tare. Était-ce normal, était-ce concevable ? Oui, car je n’ai pas eu du tout cette impression d’irréel et de faux que peut susciter l’image de la perfection, en quelque domaine que ce soit. Mes objections tombaient à plat ; elles étaient d’ailleurs conçues uniquement pour donner la réplique et pour corriger quelque peu l’état d’émerveillement où me plongeait le génie d’un démolisseur mué en thuriféraire.

Seul un expert dans l’art de maudire, seul un disciple d’un manieur de l’hyperbole comme Léon Bloy, était capable de se hisser à de tels excès de célébration parce qu’il était naturellement enclin à n’importe quel excès contraire.

Des années plus tard, je n’ai pu m’empêcher de dire au bénéficiaire de cette suprême idolâtrie qu’il pouvait sans remords renoncer à se « réaliser » puisque sa vie était justifiée sur un plan transcendant et qu’il lui était donc loisible de tout rater selon le monde.

E. M. Cioran 1986

In « Armel Guerne – Entre le Verbe et la Foudre – Bibliothèque Municipale de Charleville-Mézières – 2001

Extraits de correspondances entre Mounir Hafez et Armel Guerne

Fragments de lettres retrouvées de Mounir Hafez à Armel Guerne

« D’enthousiasme, dis-tu. Cela ne m’étonne pas. Il y a une certaine santé dans le Mercure et tes poèmes sont par ailleurs assez écrasants. J’en suis heureux, bien que, tu le sais, je souhaite que tu n’en écrives pas.
Peut-être aussi l’humilité doit-elle accepter parfois la grandeur. Je ne sais pas. Je sais de moins en moins toutes ces choses.
As-tu correspondu avec Duvivier, l’humaniste de Garches ? Sais-tu s’il a pu se procurer la trilogie de la Rota [illisible] Emerit ? Je n’ai plus de nouvelles et le temps passe. Je lui ai écrit hier lui demandant une réponse.
J’ai enfin reçu le dictionnaire étymologique de la langue grecque, d’Heidelberg. Que Nizet ne le cherche donc plus.
Il y a quelques moustiques ce soir. Il fait trop chaud je crois. Et puis trop de fleurs. En automne on demande un peu de recueillement. Mais tout est bien, tout est bien. »

Ferme des orangers, Antibes, le 9 octobre 1950.

« Mon vieux – ta lettre était tellement chargée d’angoisse que j’ai attendu avant de te répondre. Bien sûr, il y a bien des choses que je ne sais pas et qu’il n’est pas nécessaire de savoir, je veux parler des détails – aussi aiguisés soient-ils – amenant ces brusques ruptures entre toi et toi. Tu me dis que tu es mort à telle heure précise, tel jour. Et je crois qu’il faudrait être heureux, ou au moins réconforté, de pouvoir souffrir à ce point. Bien que la mort me semble une dérobade, c’est un temps d’arrêt, c’est cette douceur (celle dont tu as été tellement privé jusqu’à présent) arrachée à la souffrance, peut-être. Sache bien, et je te le dirai encore même quand tu ne pourras plus m’entendre, que je suis auprès de toi, présent. Non pas par amitié ou par un élan de cœur, mais mieux par une sorte de voisinage simple. Entre ceux qui marchent sur une même route, s’établit cette sorte de camaraderie – extérieure – qui est la plus profonde. Car ce qui compte c’est le chemin suivi, pour eux. Je veux dire qu’ils se trouvent liés et proches, même s’ils s’ignorent.
Il semble bien qu’il n’y ait aucune limite, à la souffrance ou à autre chose, mais seulement un raidissement. Il n’existe aucun obstacle sérieux, ni aucun empêchement véritable à une sorte de libre jeu fondamental. Veiller à laisser la voie libre aux fumées du sacrifice, en soi, sinon elles vous étouffent. Puisque l’autel, le sacrifice, le sacrifié et le sacrificateur sont un même mot. La moindre intervention entre ces démons risque de les spécifier. Oui bien, mais dis-tu, mais cette intervention s’appelle précisément Armel ou Mounir. »

Ferme des orangers, Antibes, le 27 octobre 1950.

« Fais exactement comme tu veux en ce qui concerne mon nom (sur la page de titre [des Mille et une nuits]). Cela me fait plaisir de toute façon de voir mon nom à côté du tien sur une page, tu as toujours été auprès de moi durant cette vie. Ceci dit, c’est donner beaucoup d’importance à « Mounir Hafez » qui n’a pratiquement rien fait pour ce texte. Pour moi, évidemment ce serait utile d’avoir mon nom imprimé au moins une fois sur un bouquin… J’ai revu le Docteur Emerit (dans l’autobus avec sa femme, fille du Général Dourakine) il y a deux mois à Paris. Nous avons parlé de toi. Il n’a guère changé, plus précautionneux encore peut-être. Il venait d’achever des creusets et des cornues « pour… me disait-il, mais attention nous épie… » »

Saint-Germain la forêt, le 9 mai 1966.

« Ton Testament de la perdition est grand et fort. Ta voix couvre le temps. Certains poèmes que j’ai relus dix fois de suite précipitent l’âme dans un torrent de lumière. Tu es un grand poète. Très grand. J’en suis profondément heureux. En ce moment je lis tous les jours celui que je préfère : Salut à la réalité fêtée… […] Oui, on peut dire déjà que tu es fils de Saint-Jean et couronné de feu. Gloire à Dieu que tu sois seul sur ce seul chemin où nous tous sommes avec toi (mais exaltée soit l’Excellence et glorifiée la Perfection d’Allah). »

Saint-Germain la forêt, 23 mai 1966.

« Ta dernière lettre est sur ma table depuis plus d’un mois. Chaque matin je regarde ton écriture sur l’enveloppe et, après un petit signe vers toi, je me mets au travail. Dans ce signe il y a ce que toi et moi sommes seul à savoir et que chacun porte en soi. […]
Je continuerai en tout cas à augurer que tu viendras un matin me chercher et que nous irons ensemble chez toi, dans ton moulin, et que des oiseaux, autour de nous, chanteront.
Tu sais, souvent, j’ai le sentiment qu’il suffit que l’un de nous deux, « tienne ». Quand tu me dis « ça va, je tiens bon », je me dis : « bon, il tient, je peux lâcher ». C’est le cas depuis quelque temps. »

Paris, 20 janvier 1967

« J’ai rencontré Pérégrine, l’autre jour. Nous avons fait un bout de chemin ensemble. C’était à la fin de ce fameux mois de mai ; les yeux pleins de larmes. »

Paris, 19 juillet 1968.

« Mon vieux, encore et encore, tu as été, tu es, tu resteras le compagnon. Peu de mots entre nous, peu de signes, au cours de cette longue marche mais, mystérieusement, une vie partagée. »

Paris, 17 septembre 1968.

« Mon vieux, allons, tiens le coup. Tu ne vas pas me lâcher. Par un coup de téléphone, j’apprends que tu es malade. Un ulcère. Sois patient. Ne te fais pas de souci. Laisse-toi conduire. Tout va bien. Il s’agit de tout perdre, tu le sais bien. Garde un œil ouvert sur le fil continu de notre amitié. Appuie-toi, je te porterai. Je t’embrasse. À bientôt. Mounir. »

Paris, mardi 30 octobre 1973.

In « Armel Guerne – Entre le Verbe et la Foudre – Bibliothèque Municipale de Charleville-Mézières – 2001