Témoignages de Charles Duits

Charles Duits – Journal

Le 18 novembre 1969

Losfeld tel que l’a décrit Agnès : connaît son métier. Quand je me nomme, tout son visage s’éclaire. « Le plus beau livre, etc. » Devant Losfeld je sens mon poids, je sens que je suis beaucoup plus « lourd » que lui, qui pourtant est un homme énergique, direct, batailleur. Aussi mon étrangeté (aux yeux de Losfeld) : quelque chose de magique, une « aura ». Le soir, coup de téléphone de Mounir, qui me rapporte conversation avec Henein et Michaux. Ce qui est inattendu, c’est la fidélité de Mounir. « Il est vraiment fou », a-t-il dit de moi, ce qui a frappé l’assistance. Michaux : « Mais… est-ce un écrivain ? » Mounir : « le seul ! » Sur quoi Michaux est devenu tout rouge. Selon Mounir, il est jaloux (ce qui paraît insensé).
L’autorité, Kimon Friar en 1942 me disant : « tu es un homosexuel congénital. » Et les autres, me faisant comprendre que j’étais 1 Merde. Mais ceux qui tout au contraire m’exaltaient ( Breton) n’avaient aucune autorité. Ils me paraissaient aveugles. Aujourd’hui encore : l’hostilité de Michaux à mon égard me semble justifiée. En revanche, l’affection de Mounir, suspecte (il est soit aveugle, soit 1 sincère). Toujours le « non sum dignus ».

Le 11 mars 1970

Mounir : « Sur mon lit de mort je dirais : – Je n’ai pas été le témoin de ce dont j’ai été le témoin. »

Le 23 avril 1971

« Mounir fut accueilli 70 rue d’Assas le soir même de notre retour, toujours le plus svelte et le plus élégant des soufis. Il est arrivé à l’improviste vers onze heures, alors que j’étais couché déjà, et 1 pris l’habitude à Saint-Tropez, de « frapper la paille » très tôt.
« O quel disert prince que ce Mounir. Des gens que tu ne connais par Philippe Lavastine par exemple, Hugo Santiago l’Argentin metteur en scène qui veut faire un film sur le Vieux Suhn, le « maître » de Juan Andralis, autre inconnu de toi, et Bruno dont tu te souviens, bouddhiste uraniste, sont venus manger et disserter sous nos lambris, et hier nous avons été avec le goût au théâtre et nous avons vu une pièce dont le principal inspirateur était le funeste organe kundabuffet.

Le 2 juillet 1971

Il fait beau. Hier nous avons pour la première fois mangé à la carte, ce qui a produit sur le maître d’hôtel un effet analogue à celui qu’eût produit une injection d’héroïne. Et j’ai cru comprendre la nature de ses rapports avec Mounir.
Mounir a dû le premier jour manger à la carte, s’élevant par-là dans l’esprit du maître d’hôtel au rang des Olympiens. Les Olympiens mangent toujours à la carte et leur apparition dans la salle à manger plonge le maître d’hôtel dans l’extase. Mais voilà. Mounir l’a terriblement déçu ensuite, en passant de la condition d’Olympien à la condition de Pensionnaire.
Nous, nous avons hier mangé à la carte parce que nous partions. Mais je sens bien que si j’osais aujourd’hui rentrer dans le rang misérable des Pensionnaires, j’épouvanterais le maître d’hôtel.
Quand je dis : le rang misérable des Pensionnaires, il faut bien comprendre que ce rang n’est misérable que si l’on en sort. Le maître d’hôtel respecte le Pensionnaire à l’état pur, qui pas une seule fois ne jette un regard de convoitise vers les tables des Olympiens. Le Pensionnaire à l’état pur en effet obtient le titre éminent d’Avare, et chacun sait que ce titre a été porté par Rockfeller.
A partir d’hier, je suis devenu moi aussi, comme Mounir, un personnage ambigu que le maître d’hôtel ne peut considérer sans que la sueur mouille son bourgeron. Je ne suis plus un Avare, puisque j’ai mangé hier une truite au bleu, un foie de veau, un épi de maïs et un sabayon, tout cela en buvant de l’aigle millésimé. Si, aujourd’hui, je me contentais du Fixe… Eh bien ! je serais un Pauvre et de la pire espèce, le Pauvre qui de temps à autre jette son bonnet par-dessus les moulins, qui fait des économies (à l’instar du maître d’hôtel) et qui brusquement dépense tout son pécule est fait un bond est inexcusable et criminelle gueuleton. Je serais un Mauvais Exemple, un individu dangereux, et le maître d’hôtel serait en quelque sorte obligé de me pousser vers la débauche, le gouffre noir du caviar et le gouffre pétillant du champagne, vers les enfers pavés de foie gras et de faisans en gelée, afin de m’inculquer le sens des distinctions et des hiérarchies.
Un Olympien mange toujours à la carte ; un Avare se contente avec une sereine férocité du Fixe ; un Pauvre ne souille pas de sa présence l’espace immaculé de Gstaad ; un Mauvais Exemple doit être puni, obligé à dépenser en huit jours le capital accumulé durant trente ans. Telle est à mon avis la psychologie du maître d’hôtel crépu au bourgeron brodé.
Mounir a probablement commandé des suppléments, parfois mangé à la carte et parfois au menu, introduisant dans l’esprit du maître d’hôtel une confusion insupportable. Il a dû demander la carte compte rendu présenté le menu, le menu quand on lui présentait la carte. Hier soir, lorsque j’ai déclaré : « nous mangerons à la carte », le maître d’hôtel a failli exploser.

Le cas des nudijambistes et rieuses confidentielles est beaucoup plus simple. Elles connaissent fort bien Mounir et se souviennent de lui avec enthousiasme. Mais quand je leur parle de lui, je projette bon gré mal gré l’image de « notre » Mounir, image qui n’a aucune ressemblance avec celle que ces charmantes ont de lui. De là leur perplexité. Elles connaissent « leur » Mounir » et l’adorent. Mais de « notre » Mounir ne savent rien. Ajoutons que nous, nous ne connaissons pas « leur » Mounir.

Charles Duits – « Journal 1968-1971 » – Le Bois d’Orion – 1994