Témoignages de Henri Michaux
C’est en Egypte où il se consacre à la diffusion de la culture française que Mounir rencontre Michaux au début des années 1940, lors d’un des voyages de celui-ci, auprès de Georges Henein et du groupe d’amis réunis autour de la revue La Part du sable (Gabriel Bounoure, Jean Lacouture, Edmond Jabès, Robert Bréchon). Naît alors entre eux deux une très grande amitié qui durera toute leur vie. A cette époque Mounir commence aussi à publier des textes littéraires (Michaux lui écrit ainsi, le 6 janvier 1947 : « Nous sommes compagnons dans 4 Vents, j’en ai joie. Carrosses relu est chaque fois un prestigieux passage, une des impressions les plus entraînantes « dans votre littérature » comme ils disent. ») De cette indéfectible amitié on peut trouver témoignage, outre dans le texte que Mounir consacre à son ami dans le volume des Cahiers de l’Herne consacré à Henri Michaux et publié en 1983, « Obstacle à Henri Michaux », dans les quelques trop rares textes ou extraits de lettres publiés dans les Œuvres Complètes de Henri Michaux, dans la collection La Pléiade.
Commentaire de Henri Michaux sur un de ses rêves
Des rêves triomphants, d’habitude je n’ai, je le remarque encore, aucune envie de tenter le déchiffrement. Je veux m’en laisser la jouissance, c’est-à-dire le plus longtemps possible l’émerveillement – et ensuite pouvoir me gargariser d’un « J’y étais », d’un « Cela m’est arrivé… »
Ainsi, de cette ville que nous avions reconquise.
Après quelques temps toutefois, la curiosité s’est faite plus forte et j’ai cherché.
De Rome, il faut le dire, depuis longtemps je ne sais presque plus rien, ni de son histoire, ni de ses histoires. Jugurtha, guerre de Jugurtha… qu’est-ce donc ? D’une façon ou d’une autre, je ne devais pourtant pas avoir totalement oublié au point de ne plus savoir que les consuls romains en avaient tremblé. Le drapeau « Jugurtha », au moins, n’avait pas été retiré de ma mémoire.
Or deux jours auparavant j’avais quelque peu écouté un exposé sur Hannibal le Carthaginois, qui, lui aussi se montre incapable de mettre Rome en péril et fit revivre en moi mon aversion pour cet Empire.
Le deuxième point, de très loin le plus important, fait de tout ce qu’il y a de plus actuel, traînait dans tous les journaux depuis des semaines et entraînait tellement tant de monde qu’on peut se demander comment je n’ai pas tout de suite vu la relation avec mon rêve. Eh ! C’est que mon rêve m’avait donné satisfaction. Satisfaction veut dire précisément assez et qu’on n’a plus besoin de rien de plus.
L’événement donc c’avait été les étonnants jours de Tchécoslovaquie. La libéralisation dans le pays. L’explosion de la libéralisation. Puis les Soviétiques qui bougeaient, demandaient des explications. Puis Prague cernée. Puis les tanks russes entrés et leurs troupes campant dans les rues de la capitale.
Les Tchèques une fois de plus allaient-il être asservis ? Pouvaient-ils encore se dégager ? Des millions de gens de par le monde aspiraient à voir repartir les troupes d’occupation, cherchant par quel moyen (mais ne voyant pas comment) ce petit pays pourrait bien se défendre de son géant occupant.
Le rêve répond de façon simplette à cette recherche, à ce désir. Ma vieille rancune contre Rome me revient vie à Moscou.
Il est un fait infime et catalyseur sans lequel le rêve, j’en suis persuadé, n’eût pas été réalisé, du moins pas comme il l’a été, c’est-à-dire grand, vaste, long (pas expédié comme sont souvent les miens), et dont je n’ai donné ici que le final.
J’aurai peine à montrer l’importance de ce fait minime, l’extension qu’au cours de cette soirée il prit progressivement. J’avais pris la plume pour dédicacer à M. H. un exemplaire de quelques réflexions sur les rêves, tiré à part, que l’éditeur venait de m’adresser. Mais un mécanisme en moi, comme un cheval qui se cabre, et chaque fois qu’on le remet devant l’obstacle à nouveau se cabre, un mécanisme têtu chaque fois que j’essayais de dédicacer l’exemplaire à M. H. (Mounir Hafez, tiens, originaire d’un pays du nord de l’Afrique, lui aussi, chaînon manquant que je n’avais pas vu…) me stoppait, me retenait le stylo entre les doigts sans rien pouvoir faire. Ridicule. Pourtant c’est son affaire, les rêves. Les siens si beaux, lumineux, grands. Adresser une étude, appuyée sur des rêves presque tous médiocres, à un homme qui en a d’admirables, non, ce n’était pas possible. Pourtant je le voulais. J’essayais en vain. En suspens toute cette soirée. Un suspens croissant, montant. Je ne faisais pas qu’hésiter entre deux formules, ou trois ou dix ; non, j’essayais de plus en plus, avec de plus en plus de désirs, d’aspiration, j’essayais intérieurement de me représenter comment cet ami se présentait au rêve, comment il se présentait à l’élargissement du domaine onirique, comment il s’y prenait. La dédicace toujours à faire, après des heures, me renvoyait à l’imagination d’un état exemplaire de rêve.
D’une certaine façon c’est à cause de lui, afin d’être à la hauteur de ses rêves, qu’inconsciemment je dus me porter et me maintenir sur le chemin des grandes représentations au lieu de me contenter de rêve en passant.
Le matin aspiration satisfait ayant tout oublié de M. H. Et de la dédicace à faire, je ne suis plus gêné, je me sens prodigieusement bien. Jugurtha et moi, anéantissant les Romains et leurs chars, avons délivré Prague.
Henri Michaux – Œuvres complètes – La Pléiade
Le Jujubier
A l’occasion de la publication de son texte en préface, Michaux reçoit le 8 février 1971 une lettre très forte de Mounir Hafez : « Chaque fois en lisant un texte nouveau je me dis voilà cette fois il est parvenu à la limite du jujubier (ici en note : à la limite du jujubier, c’est, vous vous en souvenez, à la distance de deux jets d’arc « ou un peu plus » et c’est ce même « un peu plus » qui dépasse, au-dessus de la tête du Bouddha.), plus près on ne pourrait pas aller. / Ce que vous dites de la calligraphie chinoise, je le sens plus vrai encore de votre « façon », de votre écriture auprès de laquelle « on se tient comme auprès d’un arbre, d’une roche, d’une source. » / (…) Mais il y a plus important. Je viens de faire une découverte, sans doute bien tard. En deux mots : ceci : écriture-mantra, Henri Michaux mantra. Apparemment par soustraction des supports habituels. L’ordonnance des mots, la mise en activité de ces petits bâtonnets de sens déclenche un hâl (ici en note : hâl, état mystique), presque un état satorique, samadhique. Pas chez tous, me direz-vous. Voire. (…) A la limite, on ne pourra plus vous lire sans tomber en extase ? Mais il faut aussi que l’inverse soit vrai. Renouveler l’extase, ainsi ? oui, oser. »
Henri Michaux – Œuvres complètes – La Pléiade – Notes
Extraits de lettres de Henri Michaux à Mounir Hafez
« Je ne méritais pas une lettre aussi belle ; unique. J’y ai répondu cent cinquante fois à un téléphone qui n’écoute pas celui qui [ne sait pas] faire de lettre. Dans la vie ce H. M. Ne répond qu’à des maladies ou à des problèmes graves comme des maladies. Pardonnez-lui. Amis quand même, amis prédestinés. On admire [illisible] votre toujours glorieuse écriture. Elle seule déjà est enviable. »
Lettre autographe adressée à Mounir Hafez 1983.
« En partant de dessins d’enfants, un solitaire essaie d’ouvrir les yeux sur les essais d’enfants. A Mounir Hafez toujours adolescent, souvenir de Henri Michaux ».
Autographe à Mounir Hafez 1983
(In « Henri Michaux – Œuvres complètes » – La Pléiade)