Témoignages de Jean Lescure
« Il y avait également trois textes d’un nouveau venu, Mounir Hafez, qui, à peine trouvé (et pour moi, retrouvé), s’était si bien associé à Messages qu’il figurait désormais au Comité Directeur. De 1920 à 1928 nous avions été internes au collège de Saint-Germain-en-Laye. Il avait un an de plus que moi et termina sa philo quand j’achevai mon année de Première. Avec Armel Guerne, notre amitié s’exaltait de littérature. (Dans ma classe il y avait bien l’excellent Christian Fouchet, mais il était demi-pensionnaire et jouait fort mal au foot. Nous le méprisions donc un peu.) Mounir appartenait à la famille royale d’Égypte. Il était beau, racé, élégant, naturel, riche. La république égyptienne en nationalisant les cotons le ruina. Je l’avais perdu de vue dès le collège bouclé. Au printemps de 1944, soit près de quinze ans plus tard, alors que j’étais accroupi en train de regonfler le pneu arrière de mon vélo, deux pieds vinrent s’arrêter à cinquante centimètres de moi. Ils ne bougeaient pas. Je ne levai pas la tête. Deux pieds qui s’arrêtent et ne bougent pas quand vous savez que la Gestapo s’intéresse à vous, ça fait plutôt penser à : y en a-t-il d’autres aux environs ? Comment bondir hors d’atteinte ? etc. D’autant plus que pas un mot ne tombait de la bouche reliée plus haut à ces pieds. Je terminai mon gonflage, vérifiai la pression du pneu, décidai à zieuter un peu à qui appartenaient ces extrémités. Mounir attendait tranquillement que j’aie fini. « Bonjour ! » Dis-je. Quelques mots sans trop de précisions. À quinze ans de distance l’amitié était revenue d’un coup. Nous avions décidé de nous revoir.
Il était trop réservé pour se mêler très étroitement à Messages. Mais tout l’y rattachait. Il m’avait avoué écrire et finit par consentir à me montrer des proses. Il me dit aussi qu’il voyait parfois Michaux. Il le voyait souvent. Il a sans doute été l’un des rares amis de cet homme qui se laissait peu approcher. Son œuvre, aventurée à des limites, ne tolérait pas de suiveurs. J’ai, plus tard, essayé maintes fois de joindre Mounir. Son téléphone sonnait dans le vide. Il ne répondait pas aux lettres.
Il y a dans la littérature des textes extrêmement précieux qui ne sont pas le fait de littérateurs de « profession ». On en composerait une anthologie quasi anonyme et pure objet de délectation. Mounir est sûrement l’un de ces êtres qui m’ont permis de comprendre que les poètes ne sont pas des écrivains même si les « Illuminations », dont il arrive qu’ils se constatent être le lieu, les rendent avides de chercher à en reproduire les conditions et leur mettent la plume à la main. Malheur à ceux qui cherchent alors à se servir de cette plume au lieu de la servir.
« Les Mornes » que nous publiions étaient composés de trois courts récits : « Le Musée des étoffes », « Cassés brillant » et « Piteux courant ». Mystérieusement, les participants aux scènes décrites étaient chaque fois dénombrés. D’abord vingt-sept, ils se retrouvent « par groupes de sept » dans « Cassés brillant », le troisième récit commence en en comptant quarante-cinq. Ces nombres arrêtaient nos questions. Ils n’étaient pas seuls à faire de notre lecture énigme. »
Jean Lescure – « Poésie et Liberté » – Editions de l’IMEC – 1998
Rien ne pouvait me faire plus plaisir, chère Madame, que votre envoi. Et la dernière – et la seule – photo que je posséderai donc de mon ami Mounir. Le texte que vous publiez me fait m’interroger. Que s’est-il passé en 1927 et 1928 au collège de Saint-Germain-en-Laye entre Mounir et Armel Guerne, qui avait un an d’avance sur moi, et moi ? Qu’est-ce qui a fait que, sans qu’aucun des trois à l’époque aie manifesté un goût particulier pour disons le spirituel, tous les trois, s’étant ensuite perdus de vue, aient poursuivit chacun de son côté une cheminée mystique. Soufisme chez Mounir, romantisme allemand et ce livre étrange : le nuage de la connaissance. Chez Armel, et chez moi quelque chose d’analogue (sec dès le début des années 30 que je lis Omar Khayyam et Djallal ed dîn Rûmî). Je ne me souviens de rien de ce genre. Mais il est tout de même curieux que les trois « amis » complices aient par la suite exploré la même dimension du monde. Cela me conduit à essayer de me remémorer les façons d’être qui étaient particulièrement les nôtres, au point que les autres élèves des classes suivantes nous laissaient le passage et nous appelaient « monsieur », comme si nous avions été pions. Je rêve là-dessus et m’efforce de ne pas inventer de faux souvenirs. Les 10 ans que j’ai passés à écrire ( ?) m’ont heureusement alerté sur les pièges des fausses réminiscences.
Lettre à une proche de Mounir Hafez lui ayant adressé une photo de ce dernier, au lendemain de ses obsèques.