Daênâ

Ce monde se constitue grâce à ce mouvement de moi-même vers Moi-même, et pourtant ce monde ne se constituerait pas si je ne lui appartenais pas déjà. On pourrait dire, autrement, qu’il s’agit d’un mouvement vers un point étranger, inconnu, ignoré. Ce point vers lequel je vais, et qui m’est étranger, m’attire si fortement, est si impérieux que le mouvement qui me dirige vers lui ne commence que s’il est déjà atteint. Il se constitue lui-même par le mouvement qui décrit l’espace entre moi et lui. Il s’agit donc de faire exister quelque chose qui n’existe pas.
Comprenez bien cela, c’est l’essentiel! Je dois faire exister ce point qui n’existe pas et que je ne peux faire exister que s’il existe déjà. Il n’est donc pas si simple d’affirmer que je vais vers mon âme, que je vais vers le Moi profond, vers Dieu. Ce n’est pas assez profondément, ni fortement pensé; c’est une espèce de laxisme, de facilité, de fuite, de dérobade. Si je vais vers quoi je vais, très bien! J’y vais ou je n’y vais pas, je suis libre de choisir! L’énergie qui déclenche le mouvement vers ce point, c’est ce point lui-même, que je fais exister, qui n’existe pas encore. Il s’agit, pourrait-on dire, de réalités subtiles, mais, elles ne sont pas subtiles, elles sont concrètes.
Je veux parler de cette vision que nous retrouvons dans la plupart des grandes traditions, que l’on pourrait appeler néo-manichéennes, gnostiques- qui passent, en gros, par Boehme, Baader, Novalis. Il s’agit d’aller de ce que nous connaissons du monde extérieur au travail spirituel qui, lui, est un travail secret, interne. Nous avons la possibilité de refuser quelque chose en nous-mêmes, et de nous réfugier dans une certaine zone, qui est origine de tout ce qu’elle reçoit. Je reçois des éléments venant de l’extérieur, d’un dehors, du monde, si vous voulez. Ce que je reçois est origine de ce que je reçois. Je vois un arbre, je vois la beauté d’un visage : c’est quelque chose que je reçois et qui, par ce fameux mouvement de l’âme, devient origine de ce qui entre en moi.
Je parle souvent des visages et de la beauté. Un visage peut avoir une apparence, apparaître, mais il peut apparaître également lorsqu’il se dénude de son image, lorsqu’il se dévêt de sa forme, par laquelle pourtant il m’apparaît. C’est un visage que l’on pourrait appeler « apparitionnel », qui s’apparaît à lui-même, en même temps qu’il m’apparaît, mais à un niveau de beauté suprasensible. Ce visage peut m’apparaître comme lavé de sa propre image, lavé de son apparence terrestre.
Qu’est-ce que cela signifie? Quelle en est la conséquence? Cela veut dire que ce visage, qui va être beauté à l’état pur, se prépare à la descente d’une énergie que nous pouvons appeler la visitation. Un visage se prépare à la dénudation à laquelle il se prête, à une visitation, c’est-à-dire à être le lieu d’une rencontre « en milieu subtil ». Notre affaire se présente, ne disons pas de façon servile, selon telle tradition, mais selon ce que nous pouvons expérimenter, selon ce que nous pouvons reconnaître en nous-mêmes de la tradition, quelle qu’elle soit.

Dans ce dont nous parlons, il y a comme un présupposé. Dans toutes les traditions, on suppose qu’il y a une Réalité primordiale qui s’est cassée en deux, et un Homme primordial dans lequel il y a une scission. Cette scission a pour conséquence l’existence d’une partie terrestre et celle d’une partie céleste. La partie céleste, on l’appellera l’Ange de la personne. Dans la tradition mazdéenne, cet Ange s’appelle Daênâ. C’est une jeune fille – il y a toujours une notion de virginité – autrement dit, il s’agit d’une personne qui est restée en contact avec une intériorité, une personne, une réalité donc, qui n’a pas capitulé face au monde, mais qui a capitulé face à l’amour.
Deux capitulations!
Nous pouvons observer deux capitulations dans notre vie. Vous avez des gens qui capitulent face au monde, en exprimant: – Je vais faire comme tout le monde, je suis un homme vivant, je suis un être humain, à la fin! Il y a capitulation vers le profane. C’est ce qui s’appelle la destruction du Temple. C’est entrer dans le monde en affirmant: – La vie, c’est la vie! Il faut la vivre! – J’existe, j’en profite! Ceci n’a pas grande chose à faire avec la vie. Nous jouons alors un rôle, une situation, qui est celle de la nature humaine et de la conscience, la conscience étant une situation parmi d’autres.
Tout se passe comme s’il y avait, à un certain niveau de moi-même, une Réalité que nous appelons céleste, et en contrepartie, une réalité que nous appelons terrestre. Ces deux réalités sont en dualitude, c’est-à-dire qu’elles vont ensemble, et, dans ma vie, cette réalité terrestre est toujours en référence avec la Réalité céleste.
Essayez de vous souvenir de ce point, qui va vers ce qui est pourtant déjà là, mais que j’ai à faire exister pour que le mouvement s’opère, pour qu’il se déploie. Il y a un « pas-encore », mais qui est déjà là, et qui est capital, un « pas-encore » de moi-même, mais qui est déjà là, en moi. On appellera ce « déjà-là », ma patrie céleste.
Entrons dans une rêverie, dans une mythologie, dans le domaine des Anges. Voyons, pour aborder notre thème, notre sujet, que l’âme qui nous est donnée par notre naissance, par nos parents, par nos géniteurs, nous est transmise – ce n’est pas ce dont nous parlons. Il y a une âme « sensibilité », une âme lieu d’un premier niveau d’angoisse, et puis il y a une âme qui se forme, qui est conquête. Elle se forme par un processus qui n’est pas simple à comprendre, mais que nous vivons de façon directe, spontanée, immédiate. C’est une âme, donc, que nous avons à faire exister. Lorsque nous faisons exister ce qui n’existe pas encore, et qui pourtant est déjà là, c’est ce qu’on appelle une seconde naissance, une seconde naissance de l’âme, si vous voulez. Il ne s’agit pas tellement de seconde naissance de l’homme, c’est trop global. Il s’agira de la naissance d’une énergie, qui n’aura droit de cité que dans un corps lui-même rénové. Il s’agit de bien voir que la corporéité va changer.

Les choses peuvent être vues en mênôk (état subtil, céleste) ou en gêtik (état manifesté, terrestre), dans leur phase lumineuse, aurorale, matinale, ou selon leur aspect ténébreux, terrestre. Terrestre signifie soumis au désir et à la mécanicité, pour employer les termes de monsieur Gurdjieff et de son enseignement. Le visage peut apparaître en mênôk, dans sa luminosité, dans sa brillance, dans sa luminescence, dévêtu de son visage, ou bien, sans la perception de cet appel, en gêtik, dans sa “terrestréité”, son apparence, dans l’attrait. Que signifie « terrestréité » ? Cela ne veut pas dire que c’est un visage bestial ou, au contraire, angélique. Il se révèle à moi, dans la mesure où je me révèle à moi-même en le voyant.
A quoi sert un visage ? A me révéler à moi-même face à lui. On rencontre donc ici la même idée, toujours un dédoublement, une âme dédoublée, une réalité dédoublée, un homme dédoublé, une Sophia d’un côté, une « Eve » de l’autre, mais une même réalité. Un féminin qui est lumineux, et d’autre part un féminin terrestre. Alors, il ne sert à rien de travailler sur un aspect, sur une partie, sur une moitié, si cette moitié n’est pas mise en référence, en rapport avec son double pour reconstituer une totalité. Et cette restauration, ces retrouvailles, cette reconstruction du Temple, ce sera un corps rénové, que l’on appellera un Corps de résurrection, prêt à une nouvelle corporéité.
Pourquoi ces corporéités nous concernent-elles? Parce que chaque corporéité vit, prend corps, se corporifie dans un espace – la corporéité conditionne un espace. Les différentes corporéités différencient et conditionnent différents espaces, qui sont eux-mêmes lieux de déploiement de différentes énergies. Pour le dire de façon plus simple, les corporéités sont elles-mêmes marquées par la relation que j’ai avec Moi-même, avec ma Daênâ. Attention, Daênâ n’est pas quelque chose de fixe. Une prière de la Daênâ, de cet Ange de la personne, explique à l’homme: – J’étais belle, tu m’as faite plus belle encore.

Comprenons bien qu’il s’agit de cette vision qui était aussi celle de certains philosophes comme Hegel, qui parlera de l’abolition et en même temps du maintien dans ce mot admirable : aufheben, ce verbe qui veut dire, en même temps, maintenir en supprimant – il s’agit de maintenir votre nature tout en la supprimant. C’est cette manière d’abolir, tout en la maintenant, cette nature à travers une « Surnature », par un acte d’élévation, du soulèvement. Je me hausse jusqu’à Moi-même et non pas je me regarde dans un miroir. La situation se présente, en somme, de façon plus claire, plus nette, que la simple introspection, le regard psychologique, sociologisant ou individualisant. Il ne s’agit pas de tomber dans une sociologie, ni dans une individualisation. Il s’agit d’éviter ces deux écueils, puisque la visée est une visée plus totale, plus ambitieuse que celle simplement de nous mettre à l’aise dans la société ou à l’aise avec nous-mêmes.
Quand nous signalons que l’homme est dans une situation désormais tragique, puisqu’il doit affronter non seulement le monde mais lui-même, on nous explique : – Oui, c’est cela, je dois voir mes défauts et puis le monde. C’est difficile, parce qu’il doit y avoir une adaptation à la réalité extérieure. Sociologie, psychologie, individualisation, cela ne concerne pas la vie spirituelle, cela concerne, je le dis d’une façon méchante, une sorte de relaxation – c’est un fitness : se bien porter, c’est être à l’aise dans le monde, être à l’aise en soi-même – alors que la visée, le but, est plus global, plus total.
Il s’agit bien d’une transfiguration de la terre, de la matière, et non pas de la réalité, en affirmant que ce qui est réel, au fond, c’est irréel. Nous tombons ainsi dans le vedanta, dans tout le système asiatique : Réalité, mais illusion. Rien de tout cela ! Il s’agit de voir que Dieu crée la Nature pour s’engendrer en elle, et qu’ensuite la Nature devient sa Mère, « Marie », la Vierge.
Une Réalité donne donc naissance à une autre réalité. Ces deux réalités n’existent pas, mais elles s’engendrent l’une l’autre par une espèce de miroitement, de scintillement, d’image à image. Grâce à quoi ? Grâce à l’âme, grâce à cette charnière, à ce pivot entre l’intelligible et sensible, cette charnière si importante, cette charnière entre mênôk et gêtik, entre Daênâ et moi.
Voyons le plus largement possible ce qu’est notre terre. Est-ce un faisceau d’énergies ? Notre terre, dira le mazdéisme, est un ange, Spenta Armaiti, et cette Spenta est la mère de Daênâ, notre Ange personnel. Dans les traditions, maternité et matière, c’est la même chose : ce qui est mère est en même temps matière. La matière de mon Double céleste – et sa Mère – , c’est Spenta Armaiti, c’est l’Ange de la terre.
Nous avons ici deux états subtils qui sont dans un rapport de filiation l’un avec l’autre. Il ne s’agit pas d’une transfiguration de la terre par l’imagination, expliquant que tout le monde doit être heureux, que les arbres ne doivent pas être pollués. Sortons de la profanation de ces notions que l’on pourrait dire sacrées, saintes, que l’on ne doit aborder que dans un état de pureté intérieure, de contemplation, dans des états de grâce. Cette transfiguration est le rapport entre ce qui émane de la terre comme Ange, comme apparition à elle-même. Comme le visage s’apparaît à lui-même, et ainsi me fait apparaître à moi-même, l’Ange de la terre est l’apparition de la terre à elle-même, disons d’une énergie à elle-même, du plomb à lui-même. Cet état énergétique est la matière dont ma Daênâ, mon « angélicité », est sustentée. C’est dans la mesure où je suis en contact avec mon Ange, que mon Ange est en contact avec sa Mère, l’Ange de la terre. Et c’est ici que se fait la transfiguration, c’est dans cette charnière, précisément, qui est un pivot réglé par la présence d’une âme objective-qui n’est pas une âme personnelle, une âme liée à ma subjectivité.
Ici, on pourrait dire que l’âme est le processus charnière de pivotement. Que veut dire « de pivotement” » ? C’est le pivotement entre mênôk et gêtik. C’est le pivotement entre un niveau de moi-même et un autre niveau de moi-même, le pivotement entre ma réalité humaine « rôle » et ma réalité humaine perçue dans sa Lumière, dans sa Daênâ, avec l’ensemble des Êtres-pensées que constituent les Fravartis qui aident à cette opération. Si nous ramenons cela à une position philosophique et logique, il y a ici comme une pensée, une volonté, une action. Il y a un acte, des actes d’une volonté qui est en même temps un désir, une volonté désirante, comme le dira Boehme. Non pas un désir de quelque chose, mais un désir qui est intensité d’Etre, qui est débordement ontologique, surcroît d’Etre. Ces Êtres angéliques, ces Doubles célestes, sont le surplus d’Etre d’une énergie d’Etre. C’est un plus-Être, mais dont je suis le gardien, le manipulateur, l’origine, le technicien, pour ainsi dire. En moi repose le maniement de cette énergie.

Mounir Hafez, 25 février 1987