Visage

Quand vous avez une éclaboussure sur le visage, elle vous permet de mieux voir le visage, votre beauté, votre noblesse, votre pureté, votre non mensonge. Et en même temps, de voir votre éclaboussure, votre déchet. Le déchet est mieux vu, le visage est mieux vu. Mais si cette éclaboussure vient sur un vêtement, sur votre faux semblant, l’éclaboussure se mêle au tissu, ce n’est pas visible. Elle se mêle à votre vie de semblant, à votre habillage.

Vous comprenez l’intérêt à laisser ensemble l’ivraie et le bon grain ? Parce que l’un fait apparaître l’autre. S’il n’y avait que du bon grain, ou s’il n’y avait que l’ivraie, rien ne serait différencié, visible, on ne verrait rien.

Essayons de porter un peu plus haut cette notion de visage. Le visage est une sorte de transparence à soi-même qui est le visage nu. Et le visage devient nu, devient comme dévêtu de sa forme, il montre sa nudité quand il est éclaboussé, précisément. Par quelque chose qui est une éclaboussure, qui vient du monde du dehors, du monde de la tricherie, du semblant, du monde de ce que j’éprouve, qui n’est pas vraiment ce que j’éprouve. Alors, il y a une exaltation, une sublimation du visage qui est ainsi comme dévêtu, rendu à sa nudité par cette présence de l’éclaboussure. Il faut qu’il y ait dans votre vie, et nous en avons tous reçu, des gifles, des éclaboussures, gifles pas seulement par les autres. Envie, jalousie, calomnie par nous-même par rapport à nous-même. Nous sommes constamment dans des circonstances difficiles, nous avons un peu menti, triché, et l’expérience que nous avons faite n’était pas véritablement l’expérience que nous faisions, nous avons recueilli ce qui nous semblait être à ce moment-là notre vérité, notre situation.

Il ne s’agit pas de dire « Jamais je n’ai une expérience authentique de moi-même », cependant voir que quelque chose se passe à l’insu ou dans le dos de notre expérience. Il y a le dos du miroir qui enregistre bien des choses que le miroir ne montre pas, que le miroir, en montrant, cache.

On peut vivre à l’intérieur d’une clôture dans le monde. C’est une chose élémentaire, toute simple, qui vous permet de vivre à la fois dans une austérité, dans une privation du faux et en même temps dans un monde de leurres, de mirages, de faux-semblants et y participer activement. Cette clôture est une chasteté, un état d’obéissance et de pauvreté. Règle fondamentale de tous les ordres. Elle doit être vécue tout en étant dans le monde, selon des niveaux, des étages.

De la même façon qu’il y a des étages, il y a dans votre corps des niveaux, de modes de corporéité. Les anciens parlaient d’une corporéité matérielle et d’une corporéité pneumatique, un corps de souffles. Pour les anciens, le corps n’était qu’une condensation de réalités intelligibles. Le corps n’était pas fait d’organes, mais de réalités qui se condensaient et devenaient corps. Par le travail sur soi, ces réalités intelligibles condensées pouvaient se dissoudre. Par le travail de la conscience ou par le travail du rapprochement de la privation d’être, plutôt que du comblement par le plaisir. Ces pratiques opéraient une dissolution, un solvae de l’épais. Ces réalités intelligibles redevenaient intelligibles dans le corps même. Cette opération, on l’appelle le corps résurrectionnel, le corps de transcendance ou le corps de gloire.

Les anciens, Parménide, Héraclite, Platon, Aristote étaient très proches des réalités que nous avons perdues complètement, notamment la condensation, la cristallisation des intelligibles en corps.

Rencontrer son visage d’au-delà de son visage. Nous en sommes séduits et émus, comme un nouveau riche, qui a brusquement de l’argent pour la première fois, et il ne sait pas quoi en faire. Il est ému de cette intimité avec l’autre. Et il devient vulnérable, à cause de cette intimité avec l’autre. Vulnérable aux fluctuations que va subir cette intimité, comme la Lune. Et il ne développe pas, ici ça concerne la clôture, son intimité avec l’éros impersonnel. Mais, peut-on vraiment développer, faire progresser une intimité avec quelque chose d’impersonnel ?

Dans le christianisme, Marie est médiatrice. Il y a une énergie médiatrice, médiante, Marie la médiatrice, Marie l’auxiliatrice. Elle va intervenir, pour aider à éclore la fonction christique dans la nature ordinaire de l’homme. Ça passe quelques fois inaperçu, on ne voit que la mère, qui a eu le fils qui meurt et ressuscite. Mais il y a une fonction très importante de la transposition de la Vierge Mère, Inanna, Ishtar. Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment la nature va intervenir à nouveau, dans ce qui a dépassé cette nature, dans ce qui est transcendant à ma nature ordinaire ?

Mounir Hafez, 1er mars 1986

Observez le visage de quelqu’un que vous aimez, ou votre propre visage, vous verrez que la peau est comme un voile sur l’éclat du visage. Le visage n’est que pure Présence. Comme une présence unitaire, premier né de l’être.

Il y a dans la perception du corps, comme la présence de soi-même au corps, comme un voile, comme différents voiles qui demandent, comme la peau qui se retire du visage et laisse apparaître la présence. Et cette présence va ensuite transfigurer, sanctifier la peau qui le recouvre. De la même façon le corps va être sanctifié par cette antériorité d’un corps solidement assemblé à ce corps pour ainsi dire prêt à se disperser, qui est le corps humain. Prêt à se disperser comme la conscience prête à se disperser dans les différentes occupations, dans de nombreuses activités affectives, mentales, sociales, activités de vouloir, de pouvoir. Comme un corps dispersé. Puis, il y a comme une saisie unitaire. Cette notion que l’on retrouve partout, en biologie, en métaphysique : l’Unique, le Un.

Qu’est-ce que c’est cette force de cohésion, de rassemblement dont les mystiques diront « A un certain moment, tout est tenu ensemble », comme si le corps n’était pas tenu ensemble jusque-là. Quand on touche à l’identification entre son propre cœur et le cœur divin, il y a comme un rassemblement.

Mounir Hafez, 1er mars 1986

Ce monde se constitue grâce à ce mouvement de moi-même vers Moi-même, et pourtant ce monde ne se constituerait pas si je ne lui appartenais pas déjà. On pourrait dire qu’il s’agit d’un mouvement vers un point étranger, inconnu, ignoré. Ce point vers lequel je vais, et qui m’est étranger, m’attire si fortement, est si impérieux que le mouvement qui me dirige vers lui ne commence que s’il est déjà atteint. Il se constitue lui-même par le mouvement qui décrit l’espace entre moi et lui. Il s’agit donc de faire exister quelque chose qui n’existe pas.
Là est l’essentiel! Je dois faire exister ce point qui n’existe pas et que je ne peux faire exister que s’il existe déjà. Il n’est donc pas si simple d’affirmer que je vais vers mon âme, que je vais vers le Moi profond, vers Dieu. Ce n’est pas assez profondément, ni fortement pensé; c’est une espèce de laxisme, de facilité, de fuite, de dérobade. Si je vais vers quoi je vais, très bien! J’y vais ou je n’y vais pas, je suis libre de choisir! L’énergie qui déclenche le mouvement vers ce point, c’est ce point lui-même, que je fais exister, qui n’existe pas encore. Il s’agit, pourrait-on dire, de réalités subtiles, mais, elles ne sont pas subtiles, elles sont concrètes.
Je veux parler de cette vision que nous retrouvons dans la plupart des grandes traditions, que l’on pourrait appeler néo-manichéennes, gnostiques- qui passent, en gros, par Boehme, Baader, Novalis. Il s’agit d’aller de ce que nous connaissons du monde extérieur au travail spirituel qui, lui, est un travail secret, interne. Nous avons la possibilité de refuser quelque chose en nous-mêmes, et de nous réfugier dans une certaine zone, qui est origine de tout ce qu’elle reçoit. Je reçois des éléments venant de l’extérieur, d’un dehors, du monde, si vous voulez. Ce que je reçois est origine de ce que je reçois. Je vois un arbre, je vois la beauté d’un visage: c’est quelque chose que je reçois et qui, par ce fameux mouvement de l’âme, devient origine de ce qui entre en moi.
Je parle souvent des visages et de la beauté. Un visage peut avoir une apparence, apparaître, mais il peut apparaître également lorsqu’il se dénude de son image, lorsqu’il se dévêt de sa forme, par laquelle pourtant il m’apparaît. C’est un visage que l’on pourrait appeler « apparitionnel », qui s’apparaît à lui-même, en même temps qu’il m’apparaît, mais à un niveau de beauté suprasensible. Ce visage peut m’apparaître comme lavé de sa propre image, lavé de son apparence terrestre.
Qu’est-ce que cela signifie? Quelle en est la conséquence? Cela veut dire que ce visage, qui va être beauté à l’état pur, se prépare à la descente d’une énergie que nous pouvons appeler la visitation. Un visage se prépare à la dénudation à laquelle il se prête, à une visitation, c’est-à-dire à être le lieu d’une rencontre “en milieu subtil”. Notre affaire se présente, ne disons pas de façon servile, selon telle tradition, mais selon ce que nous pouvons expérimenter, selon ce que nous pouvons reconnaître en nous-mêmes de la tradition, quelle qu’elle soit.

Mounir Hafez, 25 février 1987

Un point important : il y a une bande extrêmement sensible, qui est dans le visage la bande de la lèvre supérieure, qui aboutit aux commissures des lèvres. Cette bande est le lieu, dans le visage, d’un changement de sensibilité, d’une inversion des pôles, si l’on peut dire. D’où l’extrême importance de l’impassibilité des commissures qui, elles, vibrent selon la lèvre inférieure, qui est le lieu du ventre, le lieu des passions. Le rapport entre lèvre supérieure et lèvre inférieure est très important, et se marque dans la commissure. Si vous observez quelqu’un spirituellement, regardez les rides ou, s’il est très jeune, la motilité, la mobilité des commissures.

Quand vous voyez le visage de quelqu’un, c’est un événement, c’est comme la prise de la Bastille. C’est une sortie de soi et non pas une prise de possession, de l’appropriation, une saisie. Le visage me dérobe à moi-même; c’est une sortie de soi. Il s’agit que toutes les réalités – un tableau, une musique – déclenchent une sortie de soi, et non pas une jouissance que je goûte et qui déclenche plaisir. Quand vous voyez un visage, ça peut être mortel. Lorsque Actéon voit Diane, cette virginité nue, sans défense, elle tue ceux qui la voient nue. Actéon meurt. On peut dire que ce visage, c’est la profondeur de l’Etre qui se montre d’un seul coup. Le visage est comme dévoilement d’un Visage. Il dévoile un Visage. Ce dévoilement est celui de ce Moi profond, de ce Moi sur lequel ma vie ne peut rien. Cela, c’est une sortie de soi. Je ne dis pas qu’il s’agit d’une mort à soi-même, c’est trop dramatique! Une sortie de soi, c’est comme lorsqu’une souris sort de son trou pour explorer le monde, pour explorer alentour, pour explorer l’environnement.

Mounir Hafez, 28 juin 1987

Une chose très importante pour nous, les humains, est le visage, que l’on associe généralement au langage. Quand vous rencontrez une personne, vous la dévisagez, ou vous l’envisagez. Son visage est un langage, c’est par là que d’abord les gens communiquent, par le visage, et c’est important dans les relations sexuelles. Dans les relations sexuelles, on considère qu’il y a d’une part un corps outil, un corps, une main outil, corps outil, on le considère comme outil, comme utile à. Mais la main est un outil, le sexe est un outil dans le corps, qui entre, quoi, qui entre en rapport, avec, pas un autre corps, qui entre en rapport avec un visage. Voyez bien que lorsque vous avez un rapport sexuel, vous avez un rapport avec un langage, c’est-à-dire avec un visage, et pas du tout avec une sexualité complémentaire, ou inverse, ou juxtaposée. Par la confrontation d’un outil et d’un langage. Une main parle, mais un visage parle. Visage et langage, et main, et outil-main, sexe, ce qui déborde si vous voulez, du corps ; ce qui dépasse le corps, c’est la main, qui est beaucoup plus agile, qui est beaucoup plus habile, beaucoup plus vive que le reste du corps ; c’est le sexe, qui est aussi indépendant du corps. Voyez cela, et voyez que nous travaillons, c’est-à-dire que la vie, ne travaille que par un défi lancé aux choses. Défi lancé à la vie elle-même, à la mort, à la maladie, au mouvement… Et ce défi contraint ce qui est défié à se composer autrement. Ce défi contraint ce qui est composé, une vie humaine, un corps, une pensée, à se composer autrement.

Mounir Hafez, 12 mai 1993

Quand un peintre, Léonard de Vinci ou n’importe qui, un grand peintre, peint un visage humain, il y a là quelque chose de terrifiant, et d’émerveillant en même temps. Qui est inassimilable ! On ne peut pas assimiler un visage humain, un visage d’un être humain. On peut pleurer quand on voit visage humain. Et si l’on dit « Bah, mais c’est ma concierge… », ou bien « C’est ma copine… », c’est une profanation. Nous sommes des profanateurs, des profanateurs à moitié endormis heureusement. Nous dormons complètement. Car ce visage que vous voyez, le visage d’une façon générale, est d’abord, comme nous l’avons dit souvent, une espèce de couronnement du corps. Le corps se voit, la personne, si vous voulez, entière, se voit dans son visage. Pas nécessairement un visage beau, mais un visage.
Un visage porte en lui une quoi ? Disons le mot, une certaine lumière. Le Cosmos commence, tout de suite après la nuit, par une certaine lumière. L’homme, très, très vite, émane une certaine lumière. Homme ou femme. L’existant, l’humain. Alors, le visage n’est pas la lumière. Il est une première phase, un premier aspect, un premier degré de l’humain. Mais ensuite le visage, lorsqu’il est le condensé, ou la manifestation d’une opération qui s’est faite dans le cœur, ou dans l’âme, dans la personne, il commence à émaner plus que simplement une participation au corps, il émane une lumière. Il est quelque chose qui a assisté à un événement intérieur, qui a compris quelque chose, qui a vécu quelque chose, qui a souffert quelque chose, ou qui a joui quelque chose, qui a joui de quelque chose. C’est-à-dire qui a participé à quelque chose. À un événement. À ces tremblements de terre, à un tremblement de terre, à une phase de son évolution, humaine. On dira dans les traditions, que ce n’est plus un visage, que c’est une face. Face, c’est le mot noble pour visage. Dieu, on dit « La face de Dieu », pas « Le visage de Dieu ». La face, c’est déjà quelque chose qui est une assomption, c’est-à-dire une extraction, quelque chose qui a été extrait, et qui est la représentation d’un événement intérieur. D’un événement, un événement qu’on pourrait appeler un cataclysme, le passage du dinosaure à l’archéoptéryx, ou au poulet, n’est-ce pas. Un degré de plus. Il est l’intensité du visage, il est ce qui maintenant émane de la lumière, il est l’intensité de la personne. Mais toute intensité, comme je vous le disais tout à l’heure, se dédouble en elle-même. C’est-à-dire que la face de la femme devient un face-à-face avec elle-même. Ce face-à-face avec elle-même donne à la femme une seconde virginité. Comprenez bien ça ! On parle toujours de virginité. Je crois que si nous avons à transmettre quelque chose, nous avons à transmettre quelque chose comme une virginité, de la matière, de la connaissance, de la pensée, une virginité. Quelque chose qui n’a pas été touché. Notamment pas été touché par la beauté ! La beauté est déjà une dévirginisation ! Pourquoi ? Je vous cite toujours ce très beau mot de Maria Zambrano, à qui on demandait « Mais qu’est-ce que c’est la beauté ? », et elle répondait : « C’est là où on ne peut pas s’installer. » Eh bien, lorsque quelque chose est beau, on ne peut pas s’y installer, on ne peut pas y découvrir de la beauté. La beauté est au-delà de la beauté, de toute beauté.

Mounir Hafez, 27 octobre 1993