En janvier 2009, la revue en ligne « Les Cahiers d’Orient et d’Occident » publiaient le témoignage du père Guilio Basseti-Sani, « disciple » de Louis Massignon, rendant compte d’un entretien avec Madame Nadgia Zulficar.

« En 1949 je me trouvais au Liban, chez les religieuses de Saint-Charles Borromée à Aynah. Presque chaque après-midi, j’avais l’occasion de m’entretenir avec Madame Zulficar Pacha, la tante de l’ex-reine Farida. Femme extrêmement cultivée, elle connaissait la vie de Saint-François-d’Assise, de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Très pieuse, elle parlait volontiers de spiritualité et établissait des rapports entre l’Islam et le Christianisme.

Je me rappellerai toujours ses réflexions, qui expriment bien la mentalité musulmane. Elle me répétait souvent : « Comment voulez-vous que nous pensions à nous faire chrétiens ? Vous les catholiques, vous venez d’Europe pour convertir à votre Eglise les orthodoxes en leur disant que leur christianisme n’est pas le vrai, celui de Jésus-Christ. Et les protestants aussi viennent d’Europe et d’Amérique pour essayer de convertir les orthodoxes et leur dire que les catholiques sont de faux chrétiens. Les orthodoxes se défendent contre cette invasion de catholiques et de protestants qui voudraient leur faire abandonner leurs traditions. Et tous vous vous faites la guerre les uns aux autres, en vous accusant mutuellement d’avoir corrompu l’Évangile. Mais personne parmi vous ne met à exécution le plus grand enseignement et commandement de Jésus-Christ : Aimez-vous les uns les autres. Vous n’aimez pas les musulmans, mais vous ne vous aimez pas non plus entre chrétiens. »

« Ce qui m’a le plus frappé dans le christianisme, continuait Madame Zulficar, c’est de voir cette division et cette lutte entre chrétiens, même au tombeau du Christ. J’ai visité Jérusalem et j’ai vu comment Dieu nous a chargé, nous les musulmans, de rester à la garde du Sépulcre du Christ pour maintenir la paix entre vous, catholiques, orthodoxes et protestants. Supposez une famille où les frères soient ennemis : lorsqu’ils s’approchent du tombeau de leurs parents, ils seront prêts à oublier leur mutuelle disputes, leurs torts et leur passé, pour se retrouver frères et se pardonner mutuellement. Et vous, pourquoi, même au Sépulcre du Christ, n’accomplissez-vous pas Sa parole de pardonner à vos ennemis ? Vous n’observez pas Son grand commandement : Aimez-vous les uns les autres. »

Ces graves paroles, terribles mais vraies, ont suscité en mon cœur un profond sentiment d’humilité, et elles m’ont donné l’occasion de réfléchir à nos responsabilités.

En 1951, Dieu m’a fait la grâce de passer plusieurs jours à Jérusalem. Les paroles de Madame Zulficar Pacha ont été constamment présentes à mon esprit. Je puis dire que jamais durant ma vie je n’ai éprouvé si vivement le drame de nos divisions : je l’ai vraiment vécu en priant, soit dans la Basilique du Saint-Sépulcre, soit dans la chapelle du Calvaire, soit au tombeau du Christ !

Jamais non plus, je n’ai aussi profondément pris conscience du rapport qui existe entre la réconciliation des chrétiens en Orient et notre possibilité de manifester la vérité de l’Évangile à nos frères musulmans. La triste réalité de nos divisions, de nos incompréhensions mutuelles, particulièrement entre catholiques et orthodoxes, est le grand scandale qui empêche l’Islam de redécouvrir le vrai visage du Christ dans son Eglise. Ceci sensible partout, mais surtout à Jérusalem, au berceau de notre foi. Pourquoi faut-il que ce péché des chrétiens s’y étale avec l’inconscience la plus tragique ? Le spectacle du musulman gardant la porte de la Basilique du Saint-Sépulcre ne peut manquer de faire réfléchir les chrétiens.

Mystère de la providence divine que cette présence de l’Islam à Jérusalem. La signification profonde de cette présence nous échappe habituellement. Par Ismaël, des fils d’Abraham habitent la Terre Sainte, promise aux descendants d’Abraham, pour qu’ils y continuent l’adoration du vrai Dieu.

En cet endroit, d’autres fils du Père des croyants faisaient monter autrefois vers Yahvé l’odeur de l’encens et des holocaustes, dans le temple de Salomon. Ils y sont revenus, mais les musulmans sont demeurés à Jérusalem, non seulement sur l’esplanade de l’ancien Temple, mais aussi au Cénacle, ou a été institué le sacrement de la nouvelle Alliance et ou a été manifestée l’Eglise, le jour de la Pentecôte. Présence de l’Islam, qui rattache nos Frères musulmans au mystère de l’Eucharistie et de l’église.

Mystère providentiel que cette présence de l’islam au Sépulcre de Jésus-Christ ! Hommage tacite à la foi en la mort réelle du Christ et témoignage silencieux de la croyance en sa Résurrection.

C’était aussi ma réponse à Madame Zulficar Pacha. Tout en reconnaissant le péché et le scandale de nos divisions, je lui faisais toucher du doigt que les musulmans ne sont pas au sépulcre du Christ pour nous maintenir en paix, mais, providentiellement, pour attester leur foi au mystère de la mort et de la résurrection du Christ, condition de notre salut à tous. »

Les Cahiers d’Orient et d’Occident – n°18 de janvier/février 2009